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Le langage poétique

Par Johanne Prud’homme et Nelson Guilbert

Université du Québec à Trois-Rivières

johanne_prudhomme@uqtr.ca

1. Résumé

Riffaterre

Michael Riffaterre

Pour Michael Riffaterre, le poème ne signifie pas de la même manière que la prose; ainsi, lorsque l’on analyse un poème, on juge souvent «[…] des mots en fonction des choses, du texte par comparaison à la réalité» (Riffaterre, 1979: 29). Pour éviter cela, il faut comprendre ce qui distingue le langage poétique de celui de la prose: le poème instaure un système de signifiance, laquelle est générée par des procédés tels que l’accumulation et par l’utilisation de systèmes descriptifs. Par ailleurs, le langage poétique diffère de celui de la prose par le statut particulier de ses néologismes.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Johanne Prud’homme et Nelson Guilbert (2006), « Le langage poétique », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/riffaterre/langage-poetique.asp.

2. THÉORIE

Pour Michael Riffaterre, le langage poétique se distingue du langage prosaïque. Le poème engendre un système de signifiance qui repose sur des procédés tel que l’accumulation ou l’utilisation de systèmes descriptifs. Le néologisme, à cet égard, est un objet langagier particulier dont il convient d’étudier la spécificité.

2.1 COMMENT SIGNIFIENT LA PROSE ET LA POÉSIE?

La prose signifie généralement selon un axe vertical, aussi appelé axe paradigmatique ou axe de la sélection. Sur cet axe, on cherche le sens des textes selon les référents des termes choisis, selon les métaphores et métonymies, ou en tentant de donner un sens cohérent aux passages obscurs. Or, «[…] dans la sémantique du poème l’axe des significations est horizontal» (Riffaterre, 1979 : 38) : le poème ne cherche pas à référer au réel, mais à instaurer un système cohérent de signifiance. Le texte poétique doit ainsi être analysé en tenant compte du rapport qu’entretiennent les mots entre eux, selon cet axe horizontal, que l’on nomme aussi axe syntagmatique ou axe de la combinaison.

2.2 L’AXE HORIZONTAL DE LA SIGNIFICATION

Il existe quatre structures qui organisent l’axe horizontal de la signification :

  1. Linguistique;
  2. Stylistique;
  3. Thématique;
  4. Lexicale (celle-ci est exclusive au poème : il s’agit de «similitudes formelles et positionnelles entre certains mots du texte, similitudes qui sont rationalisées, interprétées en termes de signification» (Riffaterre, 1979 : 38)).

Dans la structure lexicale, il y a deux catégories de similitudes formelles et positionnelles sur lesquelles le lecteur du poème peut s’attarder :

  1. Une catégorie sous laquelle se rangent les similitudes ressortissant au type paratactique, observable par le repérage des accumulations sémantiques;
  2. Une catégorie sous laquelle se rangent les similitudes ressortissant au type hypotactique, qui relève de l’association de mots regroupés selon des systèmes descriptifs.

2.3 L’ACCUMULATION

Chaque mot est composé d’un ou de plusieurs sèmes (unités minimales de sens). Par exemple, le mot « monstre » renferme les sèmes être vivant, gros, laid, effrayant, inhumain, etc. Ce sont ces sèmes qui, dans le poème, ressortissent au principe d’accumulation.

Ce principe survient lorsque le lecteur rencontre une série de mots qui sont reliés par un élément de sens qui les rapproche, c’est-à-dire un sème commun. Au fil de la lecture, l’accumulation «[…] filtre les sèmes des mots qui la composent, surdéterminant l’occurrence du sème le mieux représenté, annulant les sèmes minoritaires» (Riffaterre, 1979 : 41). Par exemple, si l’on rencontre les mots « rose », « tulipe » et « tournesol », on peut penser que le sème commun sera fleur ; si l’on ajoute à cette liste les mots « grandiose », « femme » et « art », le sème qui sera surdéterminé sera beauté.

De plus, les mots qui composent l’accumulation «deviennent synonymes en dépit de leur sens originel au niveau de la langue» (Riffaterre, 1979 : 41). Les sèmes surdéterminés ne sont pas seulement mis à l’avant-plan par l’accumulation, ils se substituent aux mots, et c’est par cette substitution que le lecteur parviendra à se rapprocher de la signifiance du poème.

2.4 LE SYSTÈME DESCRIPTIF

Un système descriptif est une constellation de mots associés à un concept, un mot-noyau (ou nucleus) : «la fonction nucléaire de ce mot tient à ce que son signifié englobe et organise les signifiés des mots satellites» (Riffaterre, 1979 : 41). Dans le schéma suivant, le mot-noyau « roi » est entouré de ses « satellites ».

Schéma du système descriptif
Schéma du système descriptif

Autrement dit, le système descriptif est un groupe de mots, d’expressions et d’idées qui sont utilisés dans le texte pour désigner les parties du tout que l’on veut représenter. Alors que pour l’accumulation, il y a relation synonymique entre les termes, dans le cas du système descriptif, «chaque constituant du système fonctionne comme métonyme du nucleus» (Riffaterre, 1983: 58). Cette relation métonymique (exprimant un concept au moyen d'un terme désignant un autre concept auquel il est nécessairement lié), qui subordonne tous les mots du système descriptif au mot-noyau, rend l’ensemble de ces mots entièrement liés, de sorte que si le nucleus est utilisé dans le poème comme métaphore, son système descriptif deviendra lui aussi métaphorique.

Le système descriptif est généralement un ensemble de stéréotypes et d’idées convenues à propos du mot auquel il est associé ; c’est ainsi que, par exemple, en évoquant seulement des cheveux blancs, le lecteur comprendra que l’on parle d’une personne âgée. Ces systèmes sont situés hors du poème, font partie du sens commun, quiconque utilise le langage fait appel à ces systèmes, soit pour s’y conformer ou pour les convertir en des images inattendues.

REMARQUE: L’INTERTEXTUALITÉ

L’intertextualité est un phénomène qui est largement tributaire des systèmes descriptifs. En effet, le texte fait ici appel à un autre texte, par le biais d’un fragment, d’une phrase, parfois même d’un seul mot. Si le lecteur comprend l’allusion, c’est qu’il connaît le système descriptif lié à l’intertexte en question, et qu’en voyant la partie, il devine le tout. La relation intertextuelle est donc d’ordre métonymique.

Qu’on les utilise pour s’y conformer ou pour les convertir, il semble que tout texte, dans sa construction même, a pour base un ou des systèmes descriptifs. Pour ainsi dire, c’est à partir d’un ensemble de clichés et de systèmes descriptifs que l’on construit la grammaire du texte, et c’est en déformant ces clichés et ces systèmes que l’on produira des agrammaticalités.

2.5 LE STATUT POÉTIQUE DU NÉOLOGISME

Il existe une autre caractéristique propre au langage poétique: le statut poétique du néologisme.

Dans le langage courant, ces inventions lexicales que sont les néologismes servent essentiellement à désigner de nouvelles réalités encore innommées. Le néologisme littéraire, quant à lui, est une anomalie, et c’est précisément cet aspect de la création verbale qui intéresse les auteurs.

Cette anomalie constitue, de fait, une agrammaticalité, le néologisme littéraire ayant pour fonction de «condenser en soi les caractéristiques dominantes du texte» (Riffaterre, 1979: 74). Cette fonction implique que le mot est construit expressément pour le texte ; mais le principal atout du néologisme, de ce point de vue, est qu’il permet généralement de condenser l’agrammaticalité en un seul terme. Tel que l’illustre le schéma suivant, cette condensation inusitée attire l’attention du lecteur puisque le néologisme, au contraire du mot d’usage courant, ne réfère pas à la réalité, mais plutôt à sa propre structure, ainsi qu’à la structure du texte duquel il est dérivé.

Schéma de la différence entre le mot d’usage courant et le néologisme littéraire
Schéma de la différence entre le mot d’usage courant et le néologisme littéraire

Il existe deux types de dérivations néologiques :

  1. La dérivation implicite : ces néologismes déforment ou condensent des termes qui sont hors du texte, mais présents dans l’esprit du lecteur (le terme externe au texte pouvant provenir, par exemple, d’un cliché ou d’un système descriptif connu du lecteur) ;
  2. La dérivation explicite : ces néologismes sont construits à partir de termes déjà présents dans le texte.

En ce qui concerne la dérivation explicite, il y a deux cas de figures :

  1. Le néologisme est dérivé de façon synonymique d’un groupe de mots, surdéterminant un sème précis ;
  2. Le néologisme est construit par opposition à un autre terme auquel il est lié dans une relation dialectique (par exemple, chez Victor Hugo: «les extorqués faisant cortège aux extorqueurs»).

REMARQUE: NÉOLOGISME ET CONDENSATION SÉMANTIQUE

Le néologisme n’est pas une sous-catégorie de la structure lexicale (similitudes formelles et positionnelles entre certains mots du texte), mais représente un élément qui est particulièrement utile lorsque l’on recherche des similitudes de type hypotactique ou paratactique, car le néologisme peut condenser en lui-même et lier ensemble plusieurs sèmes ou systèmes descriptifs.

Pour analyser le néologisme dans le contexte du poème, il faudra, d’une part, observer ses relations avec la structure du reste du poème (accumulations et systèmes descriptifs) et, d’autre part, chercher à comprendre la relation que ce terme entretient, si tel est le cas, avec le terme à partir duquel il est construit. Puisqu’il est, en quelque sorte, une unité de style condensée en un seul terme, le néologisme constitue sans doute la forme la plus pure du langage poétique.

3. APPLICATION

Le langage poétique, selon Michael Riffaterre, ressortit à deux principes dont nous donnerons ici une illustration.

3.1 EXEMPLE D’ACCUMULATION

Le principe d’accumulation se manifeste lorsqu’il est possible d’établir un lien entre une série de mots. Ce lien peut être établi par l’identification d’un élément de sens qui les rapproche, c’est-à-dire un sème commun. Le schéma suivant donne un exemple de plusieurs sèmes communs résultant du croisement de trois expressions connues.

Schéma d’une accumulation de type paratactique
Schéma d’une accumulation de type paratactique

3.2 EXEMPLE DE SYSTÈME DESCRIPTIF

Si le principe d’accumulation repose sur la synonymie, le système descriptif, lui, repose sur la métonymie. Par exemple, quel est le nucléus autour duquel s’organisent les mots « branche », « écorce », « racines », « bûcheron », l’idée de solidité et le cliché « un manteau de feuilles que l’on enlève l’automne venu »? Ces mots qui apparaissent dispersés dans le texte constituent les éléments qui peuvent être regroupés autour d’un « mot-noyau » que le texte ne manifestera pas nécessairement. Dans le cas qui nous occupe, on peut, sans aucun doute, déterminer que le nucléus qui détermine le système descriptif peut être identifié comme étant « arbre ».

4. OUVRAGES CITÉS

RIFFATERRE, M. (1979), La production du texte, Paris, Seuil.
RIFFATERRE, M. (1983), Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil.

5. EXERCICES

A. Voici un extrait du poème « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France », de Jacques Prévert (Paroles, Paris, Gallimard, 2000 [1949], p. 17) :

[…]
Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine
ceux qui écaillent le poisson
ceux qui mangent de la mauvaise viande
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines
ceux qui ne savent pas ce qu‘il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait
[…]
ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail
ceux qui n’en ont pas
ceux qui en cherchent
ceux qui n’en cherchent pas
[…]

Cherchez, dans cette énumération, quel serait le (ou les) sème(s) surdéterminé(s) par une accumulation.
B. Soit le poème suivant, de Jacques Prévert (Paroles, Paris, Gallimard, 2000 [1949], p. 205) :

L’automne

Un cheval s’écroule au milieu d’une allée
Les feuilles tombent sur lui
Notre amour frissonne
Et le soleil aussi

Relevez, dans ce poème, les traces d’un système descriptif. Quel pourrait être le nucleus de ce système?

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