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La génération du texte

Par Johanne Prud’homme et Nelson Guilbert

Université du Québec à Trois-Rivières

johanne_prudhomme@uqtr.ca

1. Résumé

Riffaterre

Michael Riffaterre

Pour Michael Riffaterre, le texte poétique est structuré afin de répéter, sous diverses variantes, un même invariant : cet invariant est le noyau sémantique du texte, auquel Riffaterre donnera le nom d’hypogramme. Cet hypogramme, qui détermine et génère l’écriture du poème, constitue un indice important pour comprendre l'œuvre. On peut trouver l’hypogramme d’un texte en tenant compte de diverses règles qui président à sa construction : la surdétermination, la conversion et l’expansion.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Johanne Prud’homme et Nelson Guilbert (2006), « La génération du texte », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/riffaterre/generation-du-texte.asp.

2. THÉORIE

Le texte poétique, selon Michael Riffaterre, est structuré de telle manière qu’il répète sous diverses variantes, un même invariant. Ce dernier est le noyau sémantique du texte. Riffaterre lui donne le nom d’hypogramme.

2.1 LE NOYAU DU TEXTE

Le langage utilitaire et le langage littéraire ont des modes de fonctionnement bien différents. Dans le langage courant, «le sens s’établit par la multiplicité des référents, le texte se vérifiant de proche en proche par les contacts avec le réel» (Riffaterre, 1979 : 88). Or, le texte littéraire n’a qu’un seul référent, qui ne se situe ni dans la réalité ni du côté de l’intention de l’auteur. Pour Riffaterre, tout texte résulte d’un jeu complexe de variations et de modulations d’une seule et même structure : « […]- thématique, symbolique, qu’importe – […] cette relation continue à une seule structure constitue la signifiance.» (Riffaterre, 1983: 17)

Ainsi, le texte est-il, pour ainsi dire, composé des variantes d’un même invariant. Cette structure invariante, Riffaterre la nomme d’abord noyau sémantique : ce noyau agit «comme le syndrome d’une névrose dont le refoulement le fait surgir ailleurs dans le texte en une véritable éruption d’autres symptômes, c’est-à-dire des synonymes ou des périphrases» (Riffaterre, 1979 : 76).

REMARQUE : LE NOYAU SÉMANTIQUE

Cette définition du noyau sémantique n’est pas sans rappeler les théories de la psychanalyse, en ce qui concerne le retour du refoulé et l’élaboration des rêves. Par ailleurs, les principes de conversion et d’expansion, que l’on verra plus loin, évoquent eux aussi des concepts psychanalytiques tels que la condensation et le déplacement liés au travail du rêve.

Cette idée de noyau régissant toute l’écriture du texte littéraire est à la base d’une réflexion sur l’écriture poétique, sur sa structure et sur ses fonctions ; ce concept, central chez Riffaterre, portera plus tard le nom d’hypogramme.

2.2 PARAGRAMME ET HYPOGRAMME

L’hypogramme s’inspire du concept saussurien de paragramme. Ce terme désigne, pour Saussure, un mot-clé, ou mot inducteur, dont les parties lexicales et graphémiques seraient enchâssées et disséminées dans le texte. Autrement dit, il y aurait saturation du texte par une paraphrase phonique du mot inducteur.

Le génie de Saussure, selon Riffaterre, aura été de comprendre que le centre du texte se trouve dans un système structurel inhérent au texte, et non dans des éléments extérieurs : «La véritable signifiance du texte réside dans la cohérence de ses références de forme à forme et dans le fait que le texte répète ce dont il parle, en dépit de variations continues dans la manière de dire» (Riffaterre, 1979 : 76).

Or, les traces phoniques ou graphémiques d’un mot inducteur ne sont pas toujours perceptibles à la lecture. Dans cette perspective, plutôt que de chercher l’émergence d’un mot noyau dans les répétitions phonétiques ou graphémiques, il faudrait plutôt la chercher dans la structure du texte. Ce “paragramme sémantique”, que l’on trouve dans la structure même du texte, constitue précisément l’hypogramme.

La nature de l’hypogramme peut varier : ce peut être un mot, une idée, une phrase tirée d’un texte connu, un cliché (on peut y adhérer ou le subvertir), etc. Riffaterre emploie une expression générale, phrase matrice, pour évoquer l’idée que l’hypogramme, peu importe sa nature, détermine la structure du texte.

Pour bien comprendre l’hypogramme, il faut tenir compte du processus qui mène d’une phrase matrice à un texte littéraire. Pour cela, il existe trois règles fondamentales de la phrase littéraire, qui permettent de mieux comprendre comment le texte est produit, et qui représentent également des clés pour trouver l’hypogramme d’un texte : (1) la surdétermination; (2) la conversion, (3) l’expansion.

2.3 LA SURDÉTERMINATION

La surdétermination peut être définie comme la règle selon laquelle les signifiants, au lieu de référer à leur signifié, se réfèrent l’un à l’autre, organisant ainsi un système de significations, ce qui donne au lecteur l’impression que la phrase qu’il lit est dérivée d’un hypogramme.

Phénomène lié à la lecture, la surdétermination survient lorsque le lecteur détecte dans le texte des récurrences, tant sur le plan sémantique que structurel ; l’accumulation de ces récurrences donnera à voir au lecteur une structure et un sens sous-jacents, qui constituent l’hypogramme.

La surdétermination a trois fonctions :

  1. Rendre possible la mimésis, la répétition d’éléments rendant le texte cohérent : «La seule référence par laquelle [les lecteurs] ont besoin de mettre à l’épreuve la vérité du texte est le langage» (Riffaterre, 1990 : 8; nous traduisons);
  2. Rendre le discours littéraire exemplaire, «en lui prêtant l’autorité que confèrent des motivations multiples pour chaque mot utilisé» (Riffaterre, 1983 : 36);
  3. Compenser la catachrèse, car «le poème peut […] être regardé comme une catachrèse généralisée englobant et contaminant tous les éléments qui le constituent» (Riffaterre, 1983 : 35). Autrement dit, en référant à l’hypogramme, le texte se détache de son sens mimétique ; c’est la surdétermination qui vient compenser cet effet, et grâce à elle, «le discours semble jouir de sa propre vérité interprétative» (Riffaterre,1983 : 35).

REMARQUE : LA CATACHRÈSE

La catachrèse est une figure de rhétorique qui consiste à détourner un mot de son sens propre.
Fontanier (1968 : 214-216) distingue trois types de catachrèses : la catachrèse de métaphore (« les ailes d’un château »), la catachrèse de métonymie (« Les masques toute la nuit assiégeront ma porte ») et la catachrèse de synecdoque (« Si c’est un poisson, c’est un vertébré »). L’association de ces trois fonctions «donne au texte littéraire son caractère monumental : il est si bien construit et repose sur une telle intrication de relations qu’il est relativement immunisé contre le changement et la détérioration du code linguistique» (Riffaterre, 1983 : 36).

2.4 LA CONVERSION

La conversion peut être définie comme la règle de construction de la phrase littéraire qui consiste à modifier une composante d’une phrase convenue ou d’un cliché littéraire, cette transformation créant un effet stylistique.

La conversion, une transformation de type paradigmatique, consiste à prendre une phrase et à en modifier une constante, qui altère le sens de toute la phrase (une sorte de «conversion globale») : cela confère à la phrase un sens double, celui de la phrase initiale et celui de la phrase transformée. Il est essentiel, pour bien analyser le phénomène, de considérer la phrase convertie dans le rapport qu’elle entretient avec la phrase d’origine. Le schéma suivant illustre la conversion de deux expressions sources en une expression d’arrivée dans le premier vers du poème « Cortège » de Jacques Prévert (2000 : 238). Chaque vers de cette œuvre résulte d’une opération de conversion.

Schéma d’une transformation paradigmatique : la règle de conversion
Schéma d’une transformation paradigmatique : la règle de conversion

Ce type de transformation attire l’attention du lecteur en faisant dévier le sens de la phrase de la mimésis et du lieu commun vers un sens nouveau, le sens motivé par l’hypogramme. Cette règle permet également «de traiter la phrase comme unité de style» (Riffaterre, 1979 : 45), étant donné que le sens qu’aurait une phrase attendue du lecteur est détourné par la conversion.

2.5 L’EXPANSION

On définit l’expansion comme la règle de construction de la phrase littéraire selon laquelle chaque partie d’une phrase minimale (nucléaire, matricielle) engendre une forme plus complexe.

L’expansion, transformation de type syntagmatique, consiste essentiellement à prendre des traits généraux et à décomposer ces traits dans des descriptions plus détaillées. La phrase littéraire devient ainsi une «séquence de syntagmes explicatifs et démonstratifs, qui chassent l’arbitraire de plus en plus loin, de proposition en proposition» (Riffaterre, 1979 : 60). L’expansion permet en effet d’assurer, par le détail des descriptions, l’adhésion du lecteur à la logique du texte.

À partir d’une phrase, d’un mot, d’une idée – bref, d’un hypogramme – il est possible de générer un texte entier, en décrivant chacune des parties de la phrase, puis en décomposant à leur tour chacune de ces parties.

C’est cette règle qui permet d’expliquer le passage d’un hypogramme à un texte ; ainsi, «la transformation de composantes simples en représentations complexes fait de la phrase littéraire l’équivalent grammatical d’une allégorie chargée d’attributs symboliques» (Riffaterre, 1979: 60).

3. APPLICATION

En prenant à rebours des procédés tels que l’expansion et la conversion, il est possible de retracer le processus de génération du texte et l’hypogramme duquel il découle, et ainsi de mieux comprendre le fonctionnement et la structure du texte littéraire. Vous trouverez ci-dessous un exemple de chacun de ces procédés.

3.1 EXEMPLE DE CONVERSION

Soit le vers de Prévert (2000 : 239) tiré du poème «Cortège» : «le général des huîtres avec un ouvreur de Jésuites».

La conversion est réalisée ici par l’utilisation d’une expression convenue, soit «un ouvreur d’huîtres», couplée à une autre que l’analyse permet de rétablir : «le général des Jésuites». Combinant ces deux expressions, dont la dernière comporte de toute évidence une note critique, Prévert subvertit les deux expressions, ce qui contribue à alimenter la signifiance.

3.2 EXEMPLE D’EXPANSION

Prenons le cas d’un hypothétique personnage romanesque décrit comme « belle femme ». La mise en lumière des éléments du texte soumis à la règle d’expansion nous permettra de dresser le portrait de cette femme dont la description progressive, dans le contexte particulier d’un univers romanesque singulier, s’avère repousser toujours de plus en plus loin l’arbitraire. Mettre à jour cette expansion permet de voir surgir les éléments de la description qui permettront l’adhésion du lecteur à la logique du texte. Ainsi, dans le cas de notre personnage, le trait général « beauté de la femme » doit-il être décomposé dans son détail. Pour ce faire, une description des parties du corps de cette femme s’avère, entre autres, nécessaire. Cette description, telle que l’illustre le schéma ci-dessous, peut être visualisée sous la forme d’une arborescence.

Schéma de la construction de la phrase littéraire : la règle d’expansion
Schéma de la construction de la phrase littéraire : la règle d’expansion

4. OUVRAGES CITÉS

FONTANIER, P. (1968), Les figures du discours, Paris, Flammarion.
PRÉVERT, J. (2000) [1949], Paroles, Paris, Gallimard.
RIFFATERRE, M. (1979), La production du texte, Paris, Seuil.
RIFFATERRE, M. (1983), Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil.
RIFFATERRE, M. (1990), Fictional truth, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

5. EXERCICES

A. Voici une phrase, tirée d’un texte de Lautréamont (Lautréamont, Les chants de Maldoror, Paris, José Corti, 1953, p. 307):
«Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d’outre-tombe.»
À quoi pourrait ressembler la phrase convenue à partir de laquelle Lautréamont a fait une conversion? Quel rôle, d’après vous, une telle conversion pourrait-elle jouer?
B. Soit le poème suivant, de Charles Baudelaire (Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1861, p. 109-110) :

Le flacon

Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient.
D’où jaillit toute vive une âme qui revient
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,

Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Quelle pourrait être la phrase matrice qui a généré l’expansion qui caractérise ce poème?

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