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Les fonctions du langage

Par Louis Hébert
Université du Québec à Rimouski
louis_hebert@uqar.ca

1. RÉSUMÉ

Jakobson

Roman Jakobson

Le modèle des fonctions du langage de Jakobson distingue six éléments ou facteurs de la communication nécessaires pour qu'il y ait communication : (1) contexte ; (2) destinateur (émetteur) ; (3) destinataire (récepteur) ; (4) contact ; (5) code commun ; (6) message. Chaque facteur est le point d'aboutissement d'une relation, ou fonction, établie entre le message et ce facteur. Ce sont, respectivement, les fonctions : (1) référentielle (« La terre est ronde ») ; (2) émotive (« Beurk ! ») ; (3) conative (« Viens ici ») ; (4) phatique (« Allô ? ») ; (5) métalinguistique (« Qu'entends-tu par “ krill ”? ») ; (6) poétique (« Schtroumf »). L'analyse des fonctions du langage consiste à stipuler, pour une unité (par exemple, un mot, un texte, une image), une classe ou un type d'unités (par exemple, un genre textuel ou imagique), la présence/absence des fonctions, les caractéristiques de ces fonctions, notamment leurs relations hiérarchiques et les autres relations qu'elles peuvent entretenir entre elles.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2011), « Les fonctions du langage », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/jakobson/fonctions-du-langage.asp.

2. THÉORIE

Le célèbre modèle des fonctions du langage du linguiste russo-américain Jakobson (1963 : 209-248) est, et à plusieurs égards, contestable d'un point de vue théorique. Nous voulons simplement ici suggérer quelques façons d'exploiter le potentiel analytique de ce dispositif. L'analyse des fonctions du langage consiste à stipuler, pour une unité (par exemple, un mot, un texte, une image), une classe ou un type d'unités (par exemple, un genre textuel ou imagique), la présence/absence des fonctions, les caractéristiques de ces fonctions, notamment leurs relations hiérarchiques et les autres relations qu'elles peuvent entretenir entre elles.

REMARQUE : NOMBRE DE FACTEURS, DE FONCTIONS ET DE SOUS-FONCTIONS

Prenons ici un seul point litigieux, le nombre des facteurs (termes) et fonctions (relations entre ces termes) du modèle et les sous-espèces possibles de tel facteur ou telle fonction. Rastier (1989 : 44) voit la fonction métalinguistique comme un simple cas particulier de la fonction référentielle. Arcand et Bourbeau (1995 : 27-28) considèrent que la fonction incitative (conative) prend deux formes : dans un discours « incitatif-directif, l'émetteur amène autrui à agir sans justifier sa volonté au moyen d'une argumentation, même restreinte. Dans un discours incitatif-argumentatif, l'incitation […] prend la forme d'un raisonnement. Pour y arriver, l'émetteur peut donner le pour et le contre, défendre ses idées et s'opposer à celles d'autrui. » (Arcand et Bourbeau, 1995 : 28)

2.1 FACTEURS DE LA COMMUNICATION ET FONCTIONS DU LANGAGE

Selon Jakobson, toute communication verbale comporte six éléments, six facteurs (les termes du modèle) : (1) un contexte (le cotexte, c'est-à-dire les autres signes verbaux du même message, et le monde dans lequel prend place le message) ; (2) un destinateur (un émetteur, un énonciateur) ; (3) un destinataire (un récepteur, un énonciataire) ; (4) un contact entre destinateur et destinataire ; (5) un code commun ; (6) un message.

Chaque facteur est le point d'aboutissement d'une relation orientée, ou fonction, établie entre le message et ce facteur. On compte ainsi six fonctions :

Facteurs de la communication et fonctions du langage

No de facteur d'arrivée
et de fonction

FACTEUR D'ARRIVÉE

FACTEUR DE DÉPART

FONCTION

1

Contexte

Message

Référentielle

2

Destinateur

Message

Émotive

3

Destinataire

Message

Conative

4

Contact

Message

Phatique

5

Code

Message

Métalinguistique

6

Message

Message

Poétique

Sommairement, on peut présenter ainsi ces six fonctions :

« (1) la fonction référentielle (orientée vers le contexte ; dominante dans un message du type : “L'eau bout à 100 degrés”) ; (2) la fonction émotive (orientée vers le destinateur, comme dans les interjections : “ Bah ! ”, “ Oh ! ”) ; (3) la fonction conative (orientée vers le destinataire : l'impératif, l'apostrophe) ; (4) la fonction phatique (visant à établir, à prolonger ou à interrompre la communication [ou encore à vérifier si le contact est toujours établi] : “ Allô ? ”) ; (5) la fonction métalinguistique (assurant une commune entente du code, présente, par exemple, dans une définition) ; (6) la fonction poétique (“ Schtroumf ”) (où “ l'accent [est] mis sur le message pour son propre compte ” [(Jakobson, 1963 : 214)]). » (Tritsmans, 1987 : 19)

REMARQUE : AUTRES DÉNOMINATIONS

Plusieurs dénominations concurrentes ont été proposées pour les « mêmes » facteurs et fonctions (un nom différent souvent, indique, revendique, révèle, cache, voire induit, une différence conceptuelle importante). Voici des exemples pour les facteurs (la numérotation renvoie au tableau ci-dessus) : 1. référent ; 2. émetteur, énonciateur ; 3. récepteur, énonciataire ; 4. canal. Voici des exemples pour les fonctions : 1. dénotative, cognitive, représentative, informative ; 2. expressive ; 3. incitative, impérative, impressive ; 4. relationnelle, de contact ; 5. métasémiotique (pour généraliser la fonction à toute production sémiotique, par exemple les images) ; 6. esthétique, rhétorique.

2.2 PRÉSENCE ET HIÉRARCHIE DES FONCTIONS

Dans l'analyse, il convient, d'abord, de stipuler la présence/absence de chacune des fonctions du langage. Chaque facteur doit être présent et conforme pour que la communication soit réussie. En conséquence, des relations sont établies entre tous les facteurs, notamment entre le message et les autres facteurs. Mais ici, nous nous intéressons à des relations ou fonctions particulières. Nous considérerons que, si une, plusieurs, voire toutes les fonctions du langage peuvent être absentes dans des unités brèves (par exemple, un signe isolé), les unités de quelque étendue les activent toutes. Dans l'éventualité d'une coprésence de fonctions, on établira : (1) une hiérarchie simple — en trouvant simplement la fonction dominante et en ne hiérarchisant pas entre elles les autres fonctions ; ou (2) une hiérarchie complexe — en précisant l'intensité de présence de plusieurs ou de toutes les fonctions.

2.2.1 CRITÈRES HIÉRARCHIQUES

Plusieurs critères peuvent servir à établir la hiérarchie fonctionnelle. Par exemple, Arcand et Bourbeau (1995 : 35) utilisent un critère intentionnel : « La fonction dominante est celle qui répond à la question : “ Dans quelle intention ce message a-t-il été transmis ? ” et [...] les fonctions secondaires sont là pour l'appuyer. » L'intention globale est à distinguer de l'intention liée à chaque fragment, c'est-à-dire « une phrase ou suite de phrases qui répond à une intention. » (1995 : 27). Comme l'intention peut être cachée, la fonction dominante en termes d'intensité de présence manifeste peut ne pas l'être en termes d'intention. Arcand et Bourbeau distinguent également les manifestations directes et indirectes de l'intention, lesquelles sont corrélatives à l'opposition entre les fonctions réelles et manifestes. La fonction incitative (conative) se manifeste directement dans « Va ouvrir la porte » et indirectement dans « On sonne » (qui équivaut à « Va ouvrir la porte »), dont la fonction manifeste est la fonction référentielle (ou informative) (1995 : 30-33). Ajoutons qu'il faut départager entre les fonctions causes et effets et, pourquoi pas, les fonctions fins (la fin est l'effet que l'on cherche à produire) et les fonctions moyens. Par exemple, la suractivation de la fonction phatique (cause) peut produire une activation de la fonction poétique (effet), cette suractivation peut être produite, par exemple, à des fins esthétiques : la fonction poétique est alors une fin et la phatique un moyen.

2.3 FONCTIONS RÉELLE/THÉMATISÉE

Les fonctions du langage peuvent être liées aux différentes instances énonciatives possibles. Dans le cas d’un texte littéraire, par exemple, ces instances sont les suivantes : auteur empirique (réel), auteur construit (l'image que l'on se fait de l'auteur à partir de son texte), narrateur, personnage, narrataire, lecteur construit, lecteur empirique (réel), etc. (pour des précisions, voir le chapitre sur la dialogique). Pour prendre un exemple simple, la déstructuration de la fonction phatique dans un échange bancal entre personnages (par exemple, lorsque les dialogues ne sont que des monologues parallèles) pourra correspondre, d'une part, symboliquement, à une dysfonction phatique entre auteur et lecteur empiriques et, d'autre part, à une activation, par cette dysfonction entre personnages, de la fonction poétique. La fonction phatique est alors thématisée et fictionnelle (elle intervient entre personnages) et la fonction poétique est « réelle » (elle provient de l'auteur réel et est perçue, en principe, par le lecteur réel). Cette fonction phatique thématisée et fictionnelle est alors un moyen d’activer dans la réalité la fonction poétique.

2.4 FONCTIONS ET GENRES

La présence/absence et la hiérarchie des fonctions peuvent servir à caractériser des unités mais également des classes ou des types d'unités (par exemple, des genres textuels ou imagiques). Ainsi, pour Jakobson, ce qui est caractéristique de la poésie et la distingue des autres genres (littéraires et, plus généralement, textuels), ce n'est pas tant la présence de la fonction poétique que sa dominance. En précisant la configuration fonctionnelle, par exemple en spécifiant la fonction dominante secondaire, on serait à même de préciser la typologie : ainsi, Jakobson (1963 : 219) reconnaît que la poésie épique — centrée sur le « il » par opposition à la poésie lyrique, au « je », et à la poésie au « tu » — « met fortement à contribution la fonction référentielle ».

2.5 FONCTIONS ET POUSSÉES ÉNERGÉTIQUES

Proposons, sans entrer dans tous les détails, un « modèle énergétique » pour décrire la dynamique, au sens fort, des fonctions du langage (la dynamique étant : « l'ensemble des forces en interaction et en opposition dans un phénomène, une structure »). La force d'une fonction dans une configuration donnée (configuration-but) peut être interprétée dynamiquement (et métaphoriquement) comme le résultat d'une « poussée » à la hausse ou à la baisse exercée sur cette fonction telle qu'elle apparaissait dans une configuration (configuration-source) considérée comme source de cette configuration donnée. L'étude des modifications de l'équilibre fonctionnel suppose la comparaison entre deux modèles, l'un source, l'autre but. Par exemple, la poésie épique (ou narrative) augmente, relativement à la poésie lyrique, la force de la fonction référentielle, tout en diminuant celle de la fonction émotive.

Ce modèle dynamique semble intéressant d'un point de vue descriptif. Ainsi, de certaines œuvres ou de certains genres on pourra dire qu'ils sont fondés sur la mise en saillance et/ou la mise en retrait (jusqu'à la neutralisation) d'une ou de plusieurs fonctions. Par exemple, l'hyperréalisme en peinture constitue une exacerbation de la fonction référentielle ; l'abstraction picturale et, en littérature, la « destruction » de l'univers balzacien par Robbe-Grillet ou Kafka sont une (tentative de) neutralisation de la fonction référentielle.

2.6 RELATIONS ENTRE FONCTIONS

L'étude des relations entre fonctions se limite généralement à établir une hiérarchie. Allons plus loin. Posons que deux types de corrélations peuvent être établis entre deux fonctions. La corrélation est dite converse ou directe si, d'une part, l'augmentation de la force de l'une des deux fonctions s'accompagne de l'augmentation de celle de l'autre et, d'autre part, la diminution de la force de l'une entraîne la diminution de celle de l'autre. La corrélation est dite inverse si l'augmentation de la force de l'une des deux fonctions s'accompagne de la diminution de celle de l'autre et réciproquement.

Nous esquisserons ici une telle analyse des corrélations. En principe, l'accent mis sur une fonction contribue à diminuer l'importance de toutes les autres et inversement dans le cas de sa mise en retrait. Mais nous formulerons également l'hypothèse que certaines fonctions sont couplées, de manière générale, dans une relation inverse encore plus nette. Les couplages les plus évidents sont ceux entre les fonctions expressive et conative et entre les fonctions référentielle et poétique.

REMARQUE : AUTRES INTERACTIONS ENTRE FONCTIONS

La frontière entre interaction fonctionnelle et confusion fonctionnelle reste difficile à tracer. Klinkenberg (1996 : 61) pose directement la question : « Des fonctions bien distinctes les unes des autres ? » La part d'interaction/confusion entre chaque couple de fonctions possible demeure à établir. Klinkenberg (1996 : 61-62) fait état de quelques-uns de ces couples. Voyons-en un : fonctions référentielle et conative : « toute information — fonction référentielle — modifie le stock de connaissances du récepteur ; on peut donc dire qu'elle agit sur celui-ci : fonction conative. Par ailleurs, pas mal de prétendues informations ont pour aboutissement final un comportement : la mention “ chute de pierres ” vise non seulement à informer mais surtout à susciter une certaine attitude chez l'automobiliste » (Klinkenberg, 1996 : 61). La seconde interaction évoquée par Klinkenberg, ferons-nous valoir, ressortit de l'opposition entre fonctions réelle/manifeste, ici, respectivement, la fonction conative et la fonction référentielle.

2.6.1 CORRÉLATION ENTRE FONCTIONS EXPRESSIVE ET CONATIVE

La parfaite adéquation subjectivité-message se retrouverait, par exemple, dans le cri spontané exprimant une douleur. Même si un cri peut être « adressé » au récepteur, il est avant tout associé presque consubstantiellement au destinateur, laissant la fonction conative pour ainsi dire vide. À l'inverse, le message didactique, voué à atteindre l'autre, suppose, en principe, l'atténuation de la fonction émotive (du moins lorsqu'il y a incompatibilité entre les fonctions émotive et conative).

2.6.2 CORRÉLATION ENTRE FONCTIONS POÉTIQUE ET RÉFÉRENTIELLE

Jakobson (1963 : 238-239) semble reconnaître la relation entre fonctions poétique et référentielle, puisqu'il les place dans une sorte de lutte pour la suprématie :

« L'ambiguïté est une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui-même, bref c'est un corollaire obligé de la poésie [...] La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n'oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë. À un message à double sens correspondent un destinateur dédoublé, un destinataire dédoublé, et, de plus, une référence dédoublée – ce que soulignent nettement, chez de nombreux peuples, les préambules des contes de fée : ainsi par exemple, l'exorde habituel des contes majorquins : “ Axio era y no era ” (cela était et n'était pas). »

Nous dirons que cette relation est une corrélation inverse. Plus le message « parle » de lui (fonction poétique), réfère à lui, moins il parle du contexte (fonction référentielle), y réfère et vice-versa.

2.7 FONCTION POÉTIQUE ET MODIFICATION DE L'ÉQUILIBRE FONCTIONNEL

Il n'est pas certain que toutes les fonctions (et tous les facteurs) soient situées au même niveau analytique. En particulier, la fonction poétique pourrait être située, au moins en partie, à un second niveau, en tant que bénéficiaire de certaines transformations de l'équilibre fonctionnel, surtout si elles sont marquées (Klinkenberg (1996 : 58)). En ce cas, la fonction poétique, d’une part, et les autres fonctions, d’autre part, seraient unies par une relation non symétrique que nous appellerons corrélation haussière : une augmentation de la force de la fonction poétique provient d’une diminution ou d’une augmentation significative et particulière de la force de toute autre fonction du langage, mais la réciproque n’est pas nécessairement vraie (par exemple, la fonction émotive ne devient pas nécessairement plus forte si la fonction poétique augmente). Il est difficile de penser qu'une mise en évidence ou une atténuation marquée d'une fonction n'attirent pas, au moins dans quelques cas, l'attention sur le message lui-même. C'est ainsi que la déstabilisation de la fonction phatique dans La cantatrice chauve d’Ionesco instaure des monologues parallèles plutôt que de véritables dialogues, ce qui concourt à l'effet poétique de l’œuvre. Il reste à vérifier si toute variation de la fonction poétique provient nécessairement d’une modification, quantitative ou qualitative, d’une ou de plusieurs autres fonctions. De plus, il n’est pas sûr que la fonction poétique soit la seule fonction-effet relativement à une ou plusieurs fonctions-causes. Par exemple, l’accentuation soudaine de la fonction poétique peut avoir pour finalité et/ou effet de maintenir l’attention du destinataire (fonction phatique) au moment où elle faiblissait.

2.8 APPROFONDISSEMENT DE QUELQUES FONCTIONS

2.8.1 FONCTION ÉMOTIVE OU EXPRESSIVE

Intégrons l'élargissement de la portée de la fonction émotive suggéré par Klinkenberg (1996 : 53) : « l'expression de “ fonction émotive ” (à laquelle on peut préférer celle de “ fonction expressive ”) ne doit pas être prise ici dans son sens habituel, qui renvoie à un affect humain. Elle n'a, en fait, rien à voir avec l'émotion. Tout message, même le plus froid, met en évidence la condition de son émetteur. » Même le grésillement d'une pièce électrique défectueuse d'une chaîne stéréo ressortit donc de cette fonction, puisqu'il indique le mauvais état de cette chaîne.

REMARQUE : FONCTION EXPRESSIVE ET INDICE

On pourrait parler de fonction symptomatique ou indicielle plutôt que de fonction expressive. En effet, comme le remarque Rastier,

« Les principales représentations contemporaines des fonctions linguistiques se fondent sur le modèle du signe présenté par Karl Bühler. Le signe fonctionne en tant que tel par ses relations avec l'émetteur (Sender), le récepteur (Empfänger) et le référent (Gegenständen und Sachverhalten). Relativement à chacun de ses trois pôles, il relève d'un type sémiotique différent : c'est un symptôme [un « indice »] par rapport à l'émetteur, un signal par rapport au récepteur et un symbole par rapport au référent. » (Rastier, 1989 : 43)

Toute production est ainsi indicielle (fonction expressive) quant au producteur et signalétique (fonction conative) quant au récepteur. On pourrait ajouter qu'elle est également indicielle de l'état des autres facteurs et de la représentation que s'en fait, consciemment ou non, à tort ou à raison, le producteur du message. Par exemple, un message où est écrit le mot « infractus » (au lieu d'« infarctus »), mot inexistant dans la langue mais courant comme erreur lexicale, est le fruit d'une image déformée du code de la langue. Ajoutons que si, du moins dans la perspective de Bühler, la relation entre le signe et le référent est bien de l’ordre du symbole, ce symbole peut fonctionner comme un indice – quelqu’un (émetteur) nous remet un vêtement de l’être aimé –, une icône – on nous remet une photo de l’être aimé – ou un symbole – on nous donne une description textuelle de l’être aimé (voir le chapitre sur la sémiotique de Peirce).

2.8.2 FONCTION RÉFÉRENTIELLE

Jakobson (1963 : 213) note que le contexte est « ce qu'on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le référent ». Cela ne l'empêche pas, étonnamment, de dire « référentielle » la fonction qui prend pour facteur d'arrivée ce contexte. Au surplus, le terme de « contexte » n'est, en général et dans ce cas particulier, pas moins ambigu. Jakobson nous dit du contexte qu'il est « soit verbal soit susceptible d'être verbalisé ». Quant à la fonction référentielle, dont Jakobson (1963 : 214) donne pour synonyme « dénotative », « cognitive », contrairement à toutes les autres, elle ne fait pas l'objet d'une présentation détaillée et semble aller de soi. Nous croyons qu'il y a, chez Jakobson et ceux qui emploient son modèle, deux grandes façons de concevoir cette fonction.

1. La fonction référentielle relève de ce « dont on parle » (Jakobson, 1963 : 216).

2. La seconde façon de considérer la fonction référentielle nous semble plus utile et opératoire que la précédente. La fonction référentielle est associée à un élément dont on affirme (ou interroge) la valeur de vérité (son caractère vrai ou faux), en particulier, voire exclusivement, lorsque cette valeur de vérité est identique et dans l'univers réel et dans l'univers d'assomption ou de référence qui prend en charge cette valeur de vérité.

Cela demande explication (pour des précisions, voir le chapitre sur l'analyse dialogique). Un univers d'assomption (par exemple, celui d'un personnage d'un texte littéraire) est susceptible d'être conforté ou contredit par l'univers de référence (défini, par exemple, par le narrateur omniscient), celui qui stipule ce qui est vrai ou faux (ou indécidable) en définitive dans l'univers, plus ou moins « réaliste », construit par la production sémiotique. Ainsi, « Le soleil se lève à l'est » (vrai dans la réalité et dans un texte réaliste) serait davantage une assertion référentielle que « Le soleil se lève à l'ouest », qu'on verrait plutôt poétique (même si cet énoncé est vrai selon l'univers de référence dans un roman de science-fiction), en ce que son incongruité attire l'attention sur le message.

REMARQUE : FONCTION RÉFÉRENTIELLE ET VALEURS DE VÉRITÉ

Jakobson (1963 : 216) dit des phrases impératives, liées à la fonction conative, qu'elles ne peuvent, au contraire des phrases déclaratives, être soumises à une « épreuve de vérité » : l'impératif « Buvez ! » « ne peut pas provoquer la question “ est-ce vrai ou n'est-ce pas vrai ? ”, qui peut toutefois parfaitement se poser après des phrases telles que : “ on buvait ”, “ on boira ”, “ on boirait ”.» Pour peu qu'on considère que les phrases déclaratives sollicitent fortement la fonction référentielle, « l'épreuve de vérité » devient une épreuve pour repérer la fonction référentielle.

2.8.3 FONCTION MÉTALINGUISTIQUE

D'une part, nous proposons de généraliser la fonction métalinguistique en fonction métacodique (ou métasystémique). Cela permettra de rendre compte de « messages » non linguistiques. D'autre part, nous proposons de considérer comme code tout système normé et normant et de ne pas se limiter, pour ce qui est du texte, au code de la langue. Rastier (1989 : 49-50, 1994 : 222 et 224) considère qu'un texte résulte en fait de l'interaction de trois systèmes : le dialecte (le système de la langue) ; le sociolecte (l'usage particulier d'un dialecte propre à un pratique sociale déterminée à laquelle correspond un discours structuré en genres) ; l'idiolecte (l'usage d'une langue et d'un sociolecte propre à un auteur donné). Ainsi des énoncés comme « Un sonnet comporte 14 vers », qui traite d'un genre (production sociolectale), ou « Baudelaire aimait les antithèses », qui traite d'un style individuel (production idiolectale), portent-ils autant sur un code que « Comment écrivez-vous “ subrepticement ” ? », qui touche le système de la langue.

Les exemples que nous avons donnés exploitent une fonction métacodique thématisée, c'est-à-dire inscrite dans le signifié, dans le contenu. Il faut cependant prévoir l'existence d'une fonction métacodique non thématisée. Ainsi, la transgression d'une norme codique, par exemple dans « Les chevals sontaient en furie », pointe indiciairement mais fortement le code. Autre exemple, une simple pratique « déviante » d'un sonnet donné ne mène-t-elle pas, par contraste, au sonnet-type et donc au système qui le définit ?

3. APPLICATION : [IF YOU DRINK, THEN DRIVE, YOU'RE A BLOODY IDIOT]

* * *

[If you drink, then drive, you're a bloody idiot]

If you drink, then drive, you're a bloody  idiot

* * *

L'image publicitaire [If you drink, then drive, you're a bloody idiot] s'inscrit dans une série de campagnes publicitaires lancées en 1989 par la Transport Accident Commission (TAC) d'Australie sur la base du même slogan (l'image est reproduite dans Touring (2002), Laval (Québec), 80, 2, été, p. 33). Le slogan n'est pas parfaitement traduisible : « Si tu bois, puis conduis, tu es un sacré idiot » ne rend pas les jeux de mots sur « bloody » que nous évoquerons plus loin.

Grossièrement, on dira que le message publicitaire doit, dans trois phases successives : (1) attirer l'attention (fonction phatique), (2) convaincre (fonction conative), par la raison (fonction référentielle) ou l'émotion (fonction émotive), et (3) faire passer à l'action (fonctions conative et référentielle). Le troisième objectif est évidemment le plus important et les autres lui sont subordonnés.

Deux actions, boire et conduire, sont conjuguées dans des séquences : on s'attaque non pas au boire-et-conduire mais à l'action, plus banalisée, de boire-puis-conduire. Trois scénarios (fonction référentielle) possibles mettent en scène le destinataire (fonction conative) : (1) ne pas boire puis conduire, (2) boire puis ne pas conduire, (3) boire puis conduire. Si les deux actions, en elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises — avec peut-être une nuance pour la consommation excessive d'alcool — leurs sériations sont toutes moralisées : les deux premiers scénarios relèvent du bon comportement ; le troisième, du mauvais. Le message publicitaire vise évidemment à écarter ce troisième scénario. Pour ce faire, il en montre de manière frappante (fonctions émotive et poétique) la conséquence funeste possible : la mort du destinataire. Car il ne s'agit pas ici de la mort des autres, qu'ils soient inconnus ou trop proches (ces deux autres cas de figure, qui carburent aux remords du mauvais conducteur, se retrouvent dans d'autres messages du même organisme), mais de la pire des morts : la sienne (fonction conative). Dit autrement, la mort n'est pas celle d'un « il », référentiel, mais celle d'un « tu », conatif. Du non-respect de la consigne, du contrat contenu dans cette publicité, cette mort est la punition (ou du moins la conséquence) concrète (pragmatique, dirait Greimas), tout comme le fait d'être qualifié d'« idiot » en est la punition symbolique (cognitive, dirait Greimas).

Cette mort est présentée comme hautement évitable puisqu'elle n'est destinée qu'aux « bloody idiots » auxquels aucun destinataire le moindrement intelligent ne voudrait s'associer. Le « bloody » marque à la fois l'intensité de la catégorisation dans la classe des idiots mais également de l'émotion (fonction émotive) du destinateur (notons l'absence d'un point d'exclamation, qui insisterait sur la fonction expressive). Peut-être celui-ci se préoccupe-t-il particulièrement de ce qui peut nous advenir (fonction conative) ; à moins que son énoncé ne soit que l'expression d'une vérité froidement objective (fonction référentielle) associée à un peu empathique tant-pis-pour-toi. En plus de marquer, dans son sens usuel, l'intensité (fonction expressive), l'implication possible (fonction expressive) et la familiarité (fonction conative), le « bloody » s'avère un mot polysémique et, par là, insiste ici sur lui-même (fonction poétique). Il renvoie au sang (« blood »), le sang qui nous maculera, mais aussi le sang qui révèle notre alcoolémie (taux d'alcool dans le sang). De la même façon que le locuteur français (de France) ne voit plus la putain quand il utilise « putain » comme interjection, le locuteur anglophone ne voit plus le sang dans « bloody ». Grâce à une réactualisation de son contenu originel, le slogan désautomatise l'emploi de ce mot, attirant par là notre attention sur un mot qui, autrement, aurait été anodin, transparent. Par ailleurs, « bloody » est un terme qui entre dans le nom de certaines boissons (bloody Mary, bloody Caesar). Il s'oppose alors à « virgin » (virgin Mary, virgin Caesar). Le premier terme désigne une boisson alcoolisée ; le second, une boisson non alcoolisé. Ainsi, « bloody idiot » évoque ludiquement une nouvelle sorte de boisson, alcoolisée.

4. OUVRAGES CITÉS

ARCAND, R. et N. BOURBEAU (1995), La communication efficace. De l'intention aux moyens d'expression, Anjou (Québec), CEC.
JAKOBSON, R. (1963), « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, p. 209-248.
KLlNKENBERG, J.-M. (1996), Précis de sémiotique générale, Paris, Seuil.
RASTIER, F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette.
TRITSMANS, B. (1987), « Poétique », dans M. Delcroix et F. Hallyn (dir.), Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, p. 11-28.

5. EXERCICE

Quelles fonctions du langage sont activées dans le texte qui suit ?

« Que de fautes et d'inepties dans ce texte que tu m'as donné à corriger ! Écoute-moi bien, on y trouve : plusieurs verbes sans sujets, des truismes (comme “ une journée dure 24 heures ” !) ; ensuite, tu me suis toujours ?, des métaphores obscures (comme “ Le travail est le marteau-pilon de la vie ”) et des calembours vaseux (comme “ Je t'aime, mon sushi ! ”). »


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