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La dialogique onto-véridictoire

Par Louis Hébert

Université du Québec à Rimouski

louis_hebert@uqar.ca

1. Résumé

Rastier

François Rastier

La dialogique est, dans la sémantique interprétative de Rastier, la composante sémantique relative aux évaluations modales, qu’elles soient ontiques (modalités du factuel / irréel (ou impossible) / possible), véridictoires (modalité du vrai / faux), thymiques (modalités du positif / négatif (ou euphorique / dysphorique)), ou autres. Dans ce chapitre ne sera visée que la dialogique onto-véridictoire. En dialogique onto-véridictoire, chaque unité sémantique est affectée d’une modalité ontique (correspondant à un monde spécifique), d’une modalité véridictoire et logée dans un univers associé à un foyer évaluatif (par exemple, tel personnage). L’univers de référence est celui dont les unités sont modalisées conformément à la vérité absolue du texte; les autres univers, susceptibles d’être contredits par l’univers de référence, sont dits d’assomption. Soit l’histoire suivante : Lundi, Lucie et Paul achètent un billet de loterie. Mardi, Lucie voit qu’ils ont gagné, mais Paul, imbécile, ne le croit pas, la quitte sur-le-champ et meurt sans en démordre. Lundi, l’unité sémantique Ils gagnent est marquée des modalités du possible et du vrai dans l’univers d’assomption de chacun des deux personnages. Mardi, elle tourne au factuel et vrai dans l’univers de Lucie mais au factuel et faux dans celui de Paul. L’univers de référence, qui correspond à l’univers d’assomption du narrateur, est identique à l’univers de Lucie et différent de celui de Paul (Paul a tort : le narrateur le qualifie d’imbécile).

Ce texte se trouve en version longue dans le livre suivant :
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « La dialogique onto-véridictoire », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/rastier/dialogique-onto-veridictoire.asp.

2. THÉORIE

2.1 DÉFINITION DE LA DIALOGIQUE

Selon la sémantique interprétative de Rastier, quatre composantes structurent le plan sémantique des textes (le plan du contenu, des signifiés, par opposition à celui de l'expression, des signifiants): (1) la thématique (les contenus investis), (2) la dialectique (les états et processus et les acteurs qu'ils impliquent), (3) la tactique (les positions linéaires des contenus), (4) la dialogique. La dialogique est cette composante du plan du contenu (plan des signifiés) relative aux évaluations modales, qu’elles soient ontiques (modalités du factuel / irréel (ou impossible) / possible), véridictoires (modalité du vrai / faux), thymiques (modalités de l’euphorique / dysphorique, c’est-à-dire du positif / négatif), ou autres. Nous intéresse ici la dialogique onto-véridictoire (pour des compléments, voir Rastier, 1989 et 1994; Hébert 2001 et 2003).

2.2 ÉLÉMENTS DE L’ANALYSE EN DIALOGIQUE ONTO-VÉRIDICTOIRE

En dialogique onto-véridictoire, chaque croyance se laisse analyser en fonction des éléments suivants :

2.2.1 UNITÉ SÉMANTIQUE

(1) Une unité sémantique (unité évaluée), formulée en une proposition logique (par exemple: la terre est ronde).

2.2.2 MODALITÉS VÉRIDICTOIRES

(2) Cette proposition est affectée d'une valeur de vérité, c'est-à-dire d'une modalité véridictoire (vrai, faux) (par exemple: la terre est ronde: vrai). Cette proposition est logée dans l'un ou l'autre des trois mondes susceptibles de décomposer un univers: le monde factuel (ce qui est), le monde contrefactuel (ce qui n’est pas ou ne peut pas être), le monde du possible (ce qui pourrait être).

REMARQUE : DÉCIDABILITÉ ET INDÉCIDABILITÉ

Une unité est dite décidable si elle est affectée d'au moins une modalité ; dans le cas contraire, elle est réputée indécidable (noté # ou IND.). Par ailleurs, le concept d'indécidé (noté ø) sera sans doute de quelque utilité pour caractériser une unité (encore) absente dans un univers ou qui, quoique pertinente à cet univers (c'est-à-dire incluse en lui), n'y a pas subi (encore) d'évaluation. Les concepts de décidable, d’indécidable et d’indécidé sont susceptibles de s’appliquer, en fait, à tout classement, toute évaluation, qu’elle soit modale ou autre.

2.2.3 MONDES ET MODALITÉS ONTIQUES

(3) À chaque monde correspond une modalité ontique particulière, c'est-à-dire une modalité relative à l'ontologie, à l’être. Cette modalité est affectée à l'unité sémantique qui se trouve dans ce monde. Les modalités ontiques sont les suivantes: monde factuel: modalité du factuel (par exemple: la terre est ronde: vrai, factuel); monde contrefactuel: irréel ou impossible (par exemple: la terre est plate: vrai, irréel) ; monde du possible : possible (par exemple : je gagnerai à la loterie avec mon billet : possible).

2.2.4 UNIVERS

(4) L’univers est associé à un foyer donné (un évaluateur), qui est à la source des propositions et de leur modalisation (par exemple, un personnage ou encore plusieurs personnages, s’ils partagent exactement les mêmes croyances). Un univers est donc constitué de l’ensemble des unités évaluées, et de leurs modalités onto-véridictoires respectives, associées à un foyer donné, un point de vue (par exemple, tel personnage, le narrateur, un évaluateur sous-entendu dans le lexique de la langue (dans les mots ou expressions péjoratives ou mélioratives)).

REMARQUE : FOYER RELAIS

Distinguons entre foyer et foyer relais. Un foyer relais véhicule une évaluation (c’est-à-dire une proposition et sa modalité) qui émane en réalité d’un autre foyer, hiérarchiquement supérieur. Par exemple, la proposition « La femme est un être faible » marquée du vrai, qu’on trouve dans nombre de textes antérieurs (et même postérieurs) au XXe siècle, est un cliché, un lieu commun, un topos et, de ce fait, relève d’un système (un sociolecte) qui dépasse l’auteur ou le personnage qui le véhicule.

2.2.5 TEMPS

(5) En fonction du temps (généralement, on prend le temps de l'histoire racontée, mais il y a aussi le temps du récit, etc.), une proposition peut apparaître dans un univers ou en disparaître, changer de monde et donc de modalité ontique, changer de modalité véridictoire, voire changer de formulation (Marie est belle pourra devenir Marie est très belle); par ailleurs, une même unité peut se retrouver simultanément dans plusieurs mondes. Pour des précisions sur la segmentation temporelle, on consultera le chapitre sur le carré véridictoire.

2.3 MONDE DU POSSIBLE

On peut considérer qu'une unité sémantique présente dans le monde du possible ne possède pas de modalité véridictoire (vrai ou faux) (par exemple: il pleuvra demain: possible). Évidemment, lorsqu'une proposition est possible, la proposition inverse l'est également ; pour simplifier, on ne met que la proposition sur laquelle on insiste (par exemple, dire qu’il est possible que je gagne suppose qu'il est possible que je ne gagne pas, on peut ne retenir que la première proposition). Quand une proposition possible est avérée ou infirmée, elle passe alors au monde factuel (et/ou contrefactuel). Ainsi, si le météorologue dit lundi qu’il pleuvra mardi, cette proposition figure lundi dans le monde possible ; mardi, elle passera dans le monde factuel soit avec la modalité du vrai (s’il a plu), soit avec la modalité du faux (s’il n’a pas plu).

2.4 MONDE CONTREFACTUEL

Dans la pratique descriptive, le monde contrefactuel sert essentiellement à rendre compte des formes les plus courantes de «conflits de croyance» et de mensonges (il en existe d’autres types, qui impliquent le monde du possible). Dans un conflit de croyance (l’inverse étant un consensus de croyance), l'unité sémantique du contradicteur et la modalité véridictoire qui la caractérise s'y retrouvent. Le changement de croyance classique qui peut suivre un conflit de croyance et le résorber se représente par le passage d'une unité sémantique et de sa modalité véridictoire du monde factuel au monde contrefactuel; inversement, l'unité présente avant dans le monde contrefactuel « déménage » avec sa modalité véridictoire dans le monde factuel. Dans le mensonge classique, l’acteur présente comme factuel son monde contrefactuel et vice-versa. Pour plus de commodité, l’analyse peut ne pas tenir compte du monde contrefactuel et utiliser seulement les mondes factuel et possible. La distinction entre ces deux mondes peut même devenir facultative et dès lors, si on n’utilise pas le monde contrefactuel, la distinction entre mondes et univers devient inutile. Dans ce cas, on met sur le même pied la modalité ontique du possible et les modalités véridictoires du vrai/faux.

2.5 UNIVERS D’ASSOMPTION ET UNIVERS DE RÉFÉRENCE

Il existe deux sortes d'univers: l'univers d'assomption et l'univers de référence. L'univers de référence d'un texte est l'univers qui contient les unités dotées des modalités exactes selon le texte. L'univers de référence peut correspondre ou non à un ou plusieurs des univers d'assomption (par exemple, à l'univers du narrateur personnage ou à celui du narrateur omniscient). C'est l'univers de référence qui permet de connaître la «vraie vérité» dans un texte. Par exemple, en simplifiant l’analyse, nous dirons que la proposition Le Grand Méchant Loup veut dévorer le Petit Chaperon Rouge est vraie et factuelle dans l’univers du GML et dans l’univers de référence du conte et ce, dès la rencontre du PCR et jusqu’à la fin de l’histoire ; par contre, elle est fausse et factuelle dans l’univers du PCR (on peut aussi dire qu’elle est absente de cet univers : cette idée ne vient même pas à l’esprit du PCR), jusqu’au moment où, désillusion cruelle, le GML se révèle pour ce qu’il est véritablement, un GML…

REMARQUE : INSTANCES DE LA COMMUNICATION LITTÉRAIRES

Il paraît utile voire, lorsqu’il y a dissonance entre univers, nécessaire de ménager des univers distincts pour chacune des instances de la communication (voir notre exemple d’analyse dialogique plus loin). On distinguera entre : auteur empirique (l’auteur « réel », en chair et en os), auteur construit (l’image que le texte donne de son auteur), narrateur, narrataire, lecteur construit (par exemple, le lecteur modèle, le lecteur prévu par le texte), lecteur empirique.

2.6 TABLEAU POUR LA DIALOGIQUE ONTO-VÉRIDICTOIRE

Pour la dialogique onto-véridictoire, on peut utiliser le même type de tableau que dans l’analyse plus bas:

  • Colonne 1 : colonne avec numéro repère ;
  • Colonne 2: T: temps (par exemple: T1 : temps un, T1-T2 : intervalle de temps de T1 à T2) ;
  • Colonne 3 : U de x : univers de l'acteur x ;
  • Colonne 4 (facultative): MF : monde factuel, MCF : monde contrefactuel, MP : monde du possible ;
  • Colonne 5: V : vrai, F : faux,  : indécidable, ø : indécidé (si la colonne 4 est supprimée, on ajoutera ici la modalité du possible) ;

3. APPLICATION : LE SOLEIL SE LÈVE À L’OUEST

Soit l’histoire suivante :

Marie dit que le soleil se lève à l’Ouest. Paul ne le croit pas. André soutient que c’est possible. Ils décident de ne pas dormir de la nuit pour attendre le lever solaire… Victimes d’une illusion collective, ils constatent que… le soleil se lève à l’Est.

Voici un tableau analytique qui en rend compte (le possible y est mis sur le même pied que le vrai/faux) :

Exemple d’analyse dialogique onto-véridictoire simple

 

TEMPS

UNIVERS

ET FOYERS

MODALITÉ

UNITÉ SÉMANTIQUE

1

T1

U. de Marie

vrai

Proposition 1: Le soleil se lève à l'Ouest

2

T1

U. de Paul

faux

P1

3

T1

U. d'André

possible

P1

4

T2

U. de Marie, Paul, André

faux

P1

5

T2

U. de référence

vrai

P1

6

T1-T2

U. du lecteur (construit et empirique)

faux

P1

« Victimes d’une illusion collective » indique que, dans l’univers de référence, identique à celui du narrateur, P1 est vrai. Cependant, dans la réalité qui est celle du lecteur (qu’il soit construit ou empirique), le soleil se lève à l’Est.

4. OUVRAGES CITÉS

HÉBERT, L. (2001), Introduction à la sémantique des textes, Paris, Honoré Champion, 232 p.
HÉBERT, L. (2003), « L’analyse des modalités véridictoires et thymiques : vrai/faux, euphorie/dysphorie », Semiotica, Bloomington, Association internationale de sémiotique, 144, 1/4, p. 261-302.
RASTIER, F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette, 287 p.
RASTIER, F., M. CAVAZZA et A. ABEILLÉ (1994), Sémantique pour l'analyse, Paris, Masson, 240 p.

5. EXERCICES

Produisez une analyse onto-véridictoire des trois histoires suivantes :

1. L’histoire plutôt célèbre de Jésus

Jésus est mort. Tous les disciples pleurent. Marie Madeleine rencontre Jésus! Elle avertit les disciples. Certains veulent y croire, d'autres pas. Jésus survient. Tous croient sauf Thomas qui demande à glisser ses doigts dans les plaies. Il est alors convaincu.

2. L’histoire à deux fins

Bob pense qu'il va gagner au bingo. Robert ne le pense pas. Bob s'écrie : «J'ai gagné!». Robert lui rétorque: «Tu t'es trompé, B12 n'est pas sorti». Bob : «Si!». Le préposé aux boules : «Bob a raison». FIN 1 : Robert ne croit pas le préposé; FIN 2 : Robert convient qu'il s'est trompé.

3. Paul et Marie

Marie pense que Paul est insensible, jusqu'au jour où elle apprend que cette brute baraquée et sotte pleure souvent. Paul s'est toujours cru sensible même s'il admet qu'il ne le semble pas. Mais, en réalité, Paul pleure parce qu'il travaille le soir comme deuxième assistant à la coupe des oignons dans un restaurant chic de la ville. Le jour, il travaille comme tueur à gages.


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