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La sémanalyse. L’engendrement de la formule

Par Johanne Prud’homme et Lyne Légaré

Université du Québec à Trois-Rivières

johanne_prudhomme@uqtr.ca

1. Résumé

Kristeva

Julia Kristeva

Pour Julia Kristeva, le texte est un objet « dynamisé ». Suivant la thèse de Bakhtine sur le dialogisme, Kristeva (1969 : 217) postule que « le travail dit « littéraire » présente aujourd’hui des textes […]. Productions qui demandent […] une théorie, celle-ci devant s’élaborer comme une réflexion analytico-linguistique sur le signifiant-se-produisant en texte ». Prenant ses distances d’une sémantique structurale, trop cartésienne pour définir les mouvements de la signifiance, la sémanalyse cherche à mettre en lumière ce « signifiant-se-produisant en texte » ( Kristeva, 1969 : 217) en considérant « le signe comme l’élément spéculaire (réflexif), assurant la représentation de cet engendrement […] » (Kristeva, 1969 : 218). Suivant ce principe, Kristeva développe une typologie de la signifiance textuelle inspirée de celle d’une logique mathématique qui, par la liberté de ses notations, échappe au « statisme ».

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Johanne Prud’homme et Lyne Légaré (2006), « La sémanalyse. L’engendrement de la formule », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/kristeva/semanalyse.asp.

2. THÉORIE

La sémanalyse de Julia Kristeva veut mettre en lumière les mouvements de la signifiance. L’expression « engendrement de la formule » illustre bien la mouvance qui caractérise le « signifiant-se-produisant en texte » (Kristeva, 1969, 217), ce signe qui assure la représentation de cette génération et qu’il s’agira ici de suivre pas à pas.

2.1 PRÉLIMINAIRES AU CONCEPT DE TEXTE

Dans le contexte d’une logique mathématique, la signifiance textuelle est à envisager comme une formulation logico-mathématique permettant de décrire les « remaniements et [les] refontes successives du tissu de la langue » ((Kristeva, 1969 : 225) à l’œuvre dans le texte. Perçu comme une opération formulaire ouverte, le texte implique un basculement continuel du phéno-texte au géno-texte, et inversement, et pose « le principe de la structuration dans la matière même du structuré […] » (Kristeva, 1969 : 224).

REMARQUE : PHÉNO- et GÉNO-TEXTE

La distinction terminologique phéno-texte/géno-texte est empruntée à Šaumjan Soboleva.

2.2 LE PHÉNO-TEXTE

Du grec phainesthai, « phéno » signifie « apparaître ». « Fait », « apparence », le texte, dans sa manifestation concrète, ou matérialité (fonction communicative), est appelé phéno-texte. C’est le lieu où prend corps, en tant que support matériel, un espace du processus d’engendrement du sens. Il agit en tant que lieu de focalisation du processus signifiant. C’est là, dans le texte imprimé, que la production du sens est momentanément suspendue.

2.3 LA FORMULE

« Car la formule étant un leurre, elle se constitue en corps [phéno-texte] qui peut affronter le miroir et s’y voir. Alors le vu, par un ricochet nécessaire, refond la germination, la coupe pour la transformer, donc l’arrête en la préparant pour une nouvelle et autre formule […] » (Kristeva, 1969 : 225).

Si le phéno-texte ne constitue pourtant pas une structure plate, malgré la finitude inhérente au texte imprimé, c’est qu’il comprend l’élément spéculaire (« effet de miroir ») de son propre engendrement (germination ou production de sens), en ce que l’on appelle la « formule ». Projection et ressort du processus signifiant, la formule permet au phéno-texte de ne pas constituer un sens fini puisqu’elle oblige, pour accéder à la lisibilité du texte, de remonter à travers sa genèse. Lieu de dépôt passager de combinaisons signifiantes toujours reformulables, la formule apparaît comme un reste corrélaire (marquant une relation de réciprocité), un point de chute, un accident du vaste fonctionnement qui la traverse : le géno-texte. La formule est un point surdéterminé du géno-texte, c’est-à-dire qu’elle représente la réduction du sens dans un contexte donné.

2.4 LE GÉNO-TEXTE

« Non structuré et non structurant, le géno-texte ne connaît pas le sujet. » ( Kristeva, 1969 : 223)

Du grec genêtikos, « géno » représente ce qui est « propre à la génération », au sens de « genèse » et de « production ». Le géno-texte correspond au processus de génération du système signifiant (production de signification). Il est le lieu de tous les possibles signifiants dans lequel le signifiant formulé du phéno-texte (formule) est situable, donc, surdéterminé. Toutes les possibilités langagières (processus symbolique, corpus idéologique, catégories de la langue) y sont données avant de retomber en quelque formule dans le phéno-texte. Le géno-texte n’est pas une structure, il représente l’infini signifiant. Le géno-texte ne présente pas une signifiance, il présente toutes les signifiances possibles.

Schéma du processus signifiant textuel

GÉNO-TEXTE

Symbolique

Idéologique

 

Catégories de la langue

 

 

 

PHÉNO-TEXTE

Formule

2.5 FONCTION NUMÉRIQUE DU SIGNE

De tout temps, le nombre fait figure d’entaille dans l’infini des nombres. Ainsi, l’on reconnaît au nombre la fonction principale d’ordination. À l’image du signe, il se présente comme une unité saisissable mais agit toutefois comme une multiplicité mesurable (le nombre organise mais renvoie à la pluralité des nombres). Créer une analogie entre le nombre et le signe permet d’accéder à « un nouvel espace de sites retournables et combinatoires, l’espace de la signifiance » (Kristeva, 1969 : 218). « [P]énétrant à l’intérieur du signe, la sémanalyse découvre le nombrant infini qui dispose d’un nombré (les ensembles graphique et phonique) avant de lui trouver un référent ou un signifié et en faire un signe » (Kristeva, 1969 : 233). Cette action du signifiant que Kristeva a nommée paragrammatique, permet, tout comme les anagrammes de Saussure, de chercher la signification « à travers un signifiant démantelé par un sens insistant en action. » (Kristeva, 1969 : 231)

2.6 LE NOMBRE-SIGNE

Point marquant de l’infinité différenciée (suspension du processus signifiant) se présentant nécessairement comme structurant puisque constituant le signifiant clos, le nombre-signe est le « [l]ieu de conversion de l’espace infini en durée-finitude » et il « pose le temps pour pouvoir en cerner (immobiliser) une fréquence comme mesurable » (Kristeva, 1969 : 235).

2.7 LE NOMBRANT

Le nombrant est l’infinité signifiante composée de toutes les unités graphiques et phoniques. Il correspond à « toutes les possibilités enregistrées, ou à venir, de la combinaison linguistique, les ressources illimitées du signifiant telles que différentes langues et différentes pratiques signifiantes s’en sont servi ou s’en servirons » (Kristeva, 1969 : 232). Le nombrant est ce vaste espace de la signifiance où circulent, sans se figer, toutes les combinaisons possibles (graphiques et phoniques).

2.8 LE NOMBRÉ

Le nombré est l’ensemble graphique ou phonique agissant sur la ligne énoncée comme point de chute du nombrant infini. Telle la formule à l’échelle du texte, il agit, à l’échelle du signe, comme un point de chute de l’espace signifiant du nombrant. Combinaison graphique ou phonique faisant sens dans un contexte donné, il rappelle incessamment l’infini des combinaisons possibles. Il est un point surdéterminé du nombrant.

2.9 LA DIFFÉRENTIELLE SIGNIFIANTE

« C’est le calcul différentiel de Leibniz qui restitue l’infinité au signifiant forclos. Son infinitésimal redonne au nombre sa fonction d’infini-point qui constitue la spécificité de cet actant symbolique, et en fait la marque qui actualise dans la notation scientifique tout l’espace où se meut le signifiant. » (Kristeva, 1969 : 236)

La différentielle signifiante correspond à l’infini des signifiants actuels du nombré. Tenant compte du nombré (d’une combinaison donnée), elle couvre un espace plus limité que le nombrant (qui n’est déterminé par aucun contexte). Rappelant tout de même (et tendant vers) l’infini signifiant, elle inscrit la multiplicité signifiante dans le sens ultime du signe (nombre-signe). Elle est l’espace où se meut le signifiant et « le glissement même de l’infini [géno-texte] dans l’énoncé clos [phéno-texte] » (Kristeva, 1969 : 236). C’est la différentielle signifiante qui, en insérant l’infini dans l’énoncé clos, permet au signe de ne pas constituer un sens fini.

2.10 CONSTITUTION DE LA DIFFÉRENTIELLE SIGNIFIANTE

Les éléments qui suivent constituent la différentielle signifiante :

  1. Tous les sens qu’un ensemble phonique ou graphique peut recouvrir (ses homonymes).
  2. Tous les sens identiques au(x) signifié(s) de cet ensemble (ses synonymes).
  3. Tous les homonymes et tous les synonymes de cet ensemble, non seulement dans une langue donnée, mais dans toutes les langues auxquelles il appartient comme un point de l’infini.
  4. Toutes les acceptions symboliques dans les différents corpus mythiques, scientifiques, idéologiques, etc.

Le schéma suivant illustre la différentielle signifiante telle qu’elle se constitue depuis le point marquant de l’infinité différenciée qu’est le nombre-signe.

Schéma du processus signifiant du signe
Schéma du processus signifiant du signe

3. APPLICATION

Soit une unité mesurable actualisée dans le phéno-texte, c’est-à-dire un nombre-signe : l’adjectif possessif « son ».

Le nombré – la combinaison graphique et phonique agissant au niveau de la formule – se lira comme suit : s-o-n.

Ce nombré donne lieu à plusieurs combinaisons possibles qui, dans le contexte du texte, formeront l’ensemble signifiant, le nombrant que Kristeva désigne également par l’expression « nombrant infini » (Kristeva, 1969 : 233). Ce dernier correspond à l’infini des combinaisons graphiques et phoniques et aux ressources illimitées du signifiant agissant au niveau du géno-texte. Dans le cas qui nous occupe, la multiplicité signifiante générée par le nombre-signe « son » adjectif possessif - sa différentielle signifiante - peut être mise en lumière par les différentes combinaisons possibles auxquelles donne lieu le nombré.

Homonymes : « son » (sensation auditive), « son » (céréale), etc.

Synonymes : « sien »

Acceptions symboliques :
« son » (adjectif possessif) : « propre à une personne », « propre à un objet », « propre à un indéfini », etc.
« son » (sensation auditive) : « phonème », « bruit », « tonalité », « sonnerie », « prononciation », etc.
« son » (céréale) : « mouture », « tache de son », etc.

4. OUVRAGE CITÉ

KRISTEVA, J. (1969), « L’engendrement de la formule », Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 217-310.

5. EXERCICES

L’association du nombre-signe et de sa différentielle permettent de mettre à jour l’espace où se meut le signifiant, un espace qui tend vers l’infini signifiant. Constituez la différentielle signifiante des mots suivants et créez, pour chacun, une phrase où le potentiel signifiant du nombre-signe se révélera par le biais d’un jeu de mots.
Cent

Nombre-signe

Cent

Différentielle signifiante

Homonymes

 

Synonymes

 

Acceptations symboliques

 

Phrase :

 

Plat

Nombre-signe

Plat

Différentielle signifiante

Homonymes

 

Synonymes

 

Acceptations symboliques

 

Phrase :

 

Vers

Nombre-signe

Vers

Différentielle signifiante

Homonymes

 

Synonymes

 

Acceptations symboliques

 

Phrase :

 


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