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Le programme narratif

Par Louis Hébert
Université du Québec à Rimouski
louis_hebert@uqar.ca

1. RÉSUMÉ

Greimas

Algirdas Julien Greimas

Le programme narratif (PN), élaboré par Greimas, est une formule abstraite servant à représenter une action. Un faire (une action) réside dans la succession temporelle de deux états opposés produite par un agent quelconque (S1 : sujet de faire). Un état se décompose en un sujet d’état (S2) et un objet d’état (O), entre lesquels s’établit une jonction, soit une conjonction (n : le sujet est avec l’objet), soit une disjonction (u : le sujet est sans l’objet). La formule au long du programme narratif est :

PN = F {S1 — [(S2 u O) — (S2 n O)]} (PN conjonctif)
ou
PN = F {S1 — [(S2 n O) — (S2 u O)]} (PN disjonctif).

Par exemple, dans la fable « Le renard et le corbeau », on trouve :

PN = F {Renard — [(Renard u Fromage) — (Renard n Fromage)]}.

La formule abrégée, la plus usitée, ne mentionne que le second état :

PN = F {S1 — (S2 n O)} (PN conjonctif)
ou
PN = F {S1 — (S2 u O)} (PN disjonctif).

Cela donne, par exemple :

PN = F {Renard — (Renard n Fromage)}.

Une structure de PN est constituée d’au moins deux PN dont on rend compte d’au moins une relation temporelle (succession, simultanéité) ou logique (présupposition, exclusion mutuelle, etc.) instaurée entre eux. Par exemple, le PN précédent, décrivant l’appropriation par le Renard, et le PN (abrégé) de dépossession suivant : PN = F {Renard — (Corbeau u Fromage)} se présupposent réciproquement, en ce que l’un ne va pas sans l’autre, et ce en simultanéité.

Ce texte se trouve en version longue dans le livre suivant :
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « Le programme narratif », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/greimas/programme-narratif.asp.

2. THÉORIE

2.1 ÉLÉMENTS DU PROGRAMME NARRATIF

Issu de la sémiotique de Greimas (pour une synthèse, voir Courtés 1991), le programme narratif (PN) est une formule abstraite servant à représenter une action. Un faire (une action) réside dans la succession temporelle de deux états opposés produite par un agent quelconque (S1 : sujet de faire) et vécue par un patient quelconque (S2 : sujet d’état).

Un état se décompose en un sujet d’état (S2) et un objet d’état (O), entre lesquels s’établit une jonction, soit une conjonction (n : le sujet est avec l’objet), soit une disjonction (u : le sujet est sans l’objet). Les deux états opposés d’une même action comportent le même sujet et le même objet, ils ne s’opposent alors que par leur jonction différente (la conjonction deviendra disjonction ou l’inverse).

REMARQUE : EXEMPLES DE CAS OÙ IL N’Y PAS D’ACTION

En vertu du principe qui veut que seule la jonction varie pour qu’il y ait action, dans les « histoires » suivantes, il n’y a pas d’action au sens strict, eu égard à l’objet en cause (ce qui ne veut pas dire que d’autres actions ne se produisent pas eu égard à d’autres objets et sujets dans la même histoire): Paul n Maladie → Paul n Maladie (jonction identique); Paul u Argent → Paul n Maladie (objet différent); Paul n Maladie → André u Maladie (sujet différent). Par ailleurs, notons que, dans le modèle actantiel, le sujet, l’objet et leur jonction correspondent au deuxième état dans le PN.

2.2 FORMULES DU PROGRAMME NARRATIF

Le programme narratif proprement dit se présente dans une formule au long (formule longue) ou abrégée (formule courte). La formule du programme narratif, longue ou courte, se glose, se traduit ainsi: la fonction en vertu de laquelle un sujet 1 (sujet de faire) fait en sorte qu'un sujet 2 (sujet d’état) devienne conjoint (ou disjoint) à un objet (objet d’état).

La formule au long du programme narratif est :

PN = F {S1 — [(S2 u O) — (S2 n O)]} (PN conjonctif)
ou
PN = F {S1 — [(S2 n O) — (S2 u O)]} (PN disjonctif).

Voici un exemple de PN (conjonctif), dans la fable «Le corbeau et le renard», on trouve :

PN = F {Renard — [(Renard u Fromage) — (Renard n Fromage)]}.

La formule abrégée du PN, plus usitée que la formule au long, ne mentionne que le second état. Elle repose sur le principe qu’il suffit de présenter le second état, puisque le premier état en constitue la réplique opposée (seule la jonction sera différente) :

PN = F {S1 — (S2 n O)} (PN conjonctif)
ou
PN = F {S1 — (S2 u O)} (PN disjonctif).

Voici un exemple de PN (conjonctif):

PN = F {Renard — (Renard n Fromage)}.

Le sujet de faire peut ou non correspondre au sujet d’état, ou dit autrement : ce qui fait l’action peut être ou non ce qui en est affecté. Quand le sujet de faire correspond au sujet d’état (SF = SÉ ou S1 = S2), on parle d’action réflexive ou performance; dans le cas contraire, il s’agit d’une action transitive (SF SÉ ou S1 2). Par exemple, si on considère que c’est le corbeau qui, involontairement, donne le fromage au renard, on a l’action transitive suivante : PN = F {Corbeau — (Renard n Fromage)}.

2.3 REPRÉSENTATIONS SIMPLIFIÉES DES PROGRAMMES NARRATIFS

Pour faciliter la lecture, on usera de programmes narratifs dont les variables sont remplacées par la notation des personnages correspondants dans la formule. On éliminera également les parenthèses, accolades et crochets. Cela donnera, par exemple, pour «Le corbeau et le renard» :

Renard — Renard n Fromage.

On pourra même réduire la formule à la mention du deuxième état en limitant la notation des acteurs au strict minimum, par exemple (R = renard et F = fromage) :

R n F.

Dans ce cas, on évitera de prendre pour des états participant d’une action des états qui, n’étant pas précédés de l’état inverse dans l’histoire, ne relèvent pas directement d’une action : par exemple, Corbeau n Laideur (le corbeau n’est pas, dans les faits, passé de la beauté à la laideur).

2.4 STRUCTURES DE PROGRAMMES NARRATIFS

Une structure de PN est constituée d’au moins deux PN dont on rend compte d’au moins une relation temporelle (succession, simultanéité) ou logique (présupposition simple ou réciproque, exclusion mutuelle, relation comparant/comparé, etc.) est identifiée. Donnons quelques exemples.

Les PN suivants se présupposent réciproquement, en ce que l’un ne va pas sans l’autre, et ce en simultanéité :

PN1 = F {Renard — (Renard n Fromage)}
PN2 = F {Renard — (Corbeau u Fromage)}

À l’inverse, les PN suivants s’excluent mutuellement en simultanéité mais pas en succession, en ce qu’ils ne peuvent être réalisés en même temps (dans la logique de l’histoire, au même moment, un seul des deux protagonistes peut avoir en sa possession le fromage) :

PN1 = F {Renard — (Renard n Fromage)}
PN2 = F {Corbeau — (Corbeau n Fromage)}

Dans l’exemple suivant, le second programme narratif présuppose le premier en succession mais pas l’inverse (la réalisation d’une action présuppose l’idée de la réaliser mais l’idée de la réaliser n’est pas nécessairement suivie de la réalisation).

PN1 = F {Renard — (Renard n idée du vol)}
PN2 = F {Renard — (Renard n vol réalisé)}

REMARQUE : STRUCTURE DE PN ET PARCOURS NARRATIF

On parle de structure de programmes narratifs plutôt que de parcours narratif, puisque la notion de parcours narratif est liée à certaines conceptions de l'École de Paris que nous ne faisons pas nôtres. Un parcours narratif est essentiellement une suite de programmes narratifs consécutifs dans le temps et reliés par des relations de présuppositions simples. Également, lorsque nous établirons des relations temporelles, nous n’utiliserons pas la numérotation à rebours de la théorie greimassienne, en vertu de laquelle le programme présupposant est antérieur numériquement parlant au programme présupposé. Soit l’enchaînement (où la flèche indique qu’un PN présuppose celui qui le précède): PN1 : Jean n travail ← PN2 : Jean n salaire ← PN3 : Jean n argent. Greimas noterait plutôt comme PN numéro un notre troisième PN et ainsi de suite.

Par ailleurs s’avère souvent utile, voire nécessaire, la spécification des modalités ontiques (PN factuel/possible) et/ou véridictoires (PN vrai/faux), et des points de vue qui les définissent (par exemple, dans son sommeil un rêveur croira à tort être conjoint avec l’objet de ses désirs). Nous y reviendrons.

2.4.1 EXEMPLE SIMPLE D’UNE STRUCTURE DE PROGRAMMES NARRATIFS

Pour représenter les successions et les simultanéités temporelles, nous proposons d’utiliser, respectivement, les axes horizontaux et verticaux d’un tableau. Le tableau suivant représente l’une des structures de PN pertinente pour décrire cette histoire : Paul, maître-nageur, sauve André de la noyade, puis Bernard (en sauvant ce dernier, il décide de penser au plus beau moment de sa vie), mais il ne réussit pas à atteindre Sacha à temps.

Exemple simple d’une structure de programmes narratifs

 

T1 (PN1)

T2 (PN2)

T3 (PN3)

A

P — A n secours

P — B n secours

(P— S n secours)

B

 

P — P n pensée

 

Pour faciliter le repérage, on utilisera les combinaisons alphanumériques qui correspondent aux PN visés (par exemple, P — P n pensée : PN2b). Les parenthèses encadrant le PN3a indiquent qu’il était possible mais n’a pas été rendu factuel, n’a pas été réalisé (nous reviendrons plus loin sur le statut possible/factuel des PN). Entre les PN retenus, dans l’axe des successions n’intervient aucune relation logique précise, comme la présupposition (simple ou réciproque) ou l’exclusion mutuelle; dans l’axe des simultanéités, on trouve une relation d’exclusion mutuelle : l’exécution d’un des trois PN de sauvetage exclut celle des deux autres (le maître-nageur ne peut sauver qu’une personne à la fois).

2.5 PN ET MODALITÉS

Un PN est, implicitement ou explicitement, marqué de différentes modalités.

2.5.1 PN VIRTUALISÉ / ACTUALISÉ / RÉALISÉ

Un PN est, implicitement ou explicitement, marqué d’une modalité ontique (relatives au statut de l’être). La sémiotique greimassienne distingue entre les modalités suivantes (elle ne les appelle pas « ontiques » cependant) :

Un PN sera virtualisé s’il y a l’idée ou le désir de l’action (par exemple, l’idée d’un vol) ;
Un PN sera actualisé si l’action est en cours (par exemple, le vol en train de se faire) ;
Un PN sera réalisé si l’action est complétée (par exemple, le vol accompli).

Le statut ontique d’un PN est susceptible de varier en fonction du temps de l’histoire. Ainsi, tel PN sera :

  1. Inexistant, c’est-à-dire, en définitive, non pertinent au T1 (par exemple, un honnête citoyen qui jusqu’au T2 ne pense pas à voler) ;
  2. Virtualisé au T2 ;
  3. Actualisé au T3 ;
  4. Réalisé au T4.

Évidemment, tous les PN virtualisés ne seront pas actualisés et ceux qui le seront ne seront pas tous réalisés. En général, la description se place dans l’optique du dernier temps de l’histoire et insiste donc sur les PN réalisés. Dans certains cas, cependant, la prise en compte des PN non réalisés, qu’ils soient virtualisés ou actualisés, devient importante.

REMARQUE : VIRTUALISATION ET ACTUALISATION DANS L’ANALYSE ISOTOPIQUE

Les mots « virtualisation » et « actualisation » n’ont pas le même sens dans l’analyse de PN et dans l’analyse isotopique (par exemple, celle de *la sémantique interprétative de Rastier).

2.5.2 PN FACTUEL / POSSIBLE

En nous inspirant de la dialogique de Rastier (1989) nous proposons plutôt de distinguer les modalités ontiques suivantes :

Un PN sera factuel, s’il a été réalisé ;
Un PN sera possible (modalité de ce qui pourrait être ou aurait pu être), s’il est susceptible de se réaliser plus tard dans l’histoire (PN possible à venir) ou s’il était susceptible de l’être à tel moment ultérieur mais ne l’a pas été (PN possible non advenu).

2.5.3 PN VRAI / FAUX

Un PN est, implicitement ou explicitement, marqué d’une modalité véridictoire (vrai ou faux).

Les modalités, qu’elles soient ontiques ou véridictoires, sont susceptibles de varier en fonction des points de vue, c’est-à-dire des sujets observateurs, par exemple, d’un personnage à l’autre ; elles sont également susceptibles, comme nous l’avons déjà dit, de varier en fonction du temps.

On peut distinguer entre les modalités et sujets observateurs dits de référence, c’est-à-dire qui correspondent à la vérité du texte, et les modalités et sujets observateurs dits assomptifs, c’est-à-dire susceptibles d’être contredits par la vérité du texte. Généralement, c’est le narrateur qui est le sujet observateur de référence et qui définit donc les modalités de référence.

Par exemple, durant son sommeil, un personnage croira à tort qu’il obtient l’objet de ses désirs; à son réveil, il comprendra sa méprise: la conjonction n’est pas réalisée pour vrai et ne le sera peut-être jamais. Le PN : Rêveur n Objet de ses désirs est :

un PN vrai factuel selon le rêveur au temps 1 (sommeil)
un PN faux factuel selon le rêveur au temps 2 (éveil)
un PN faux factuel selon le narrateur du temps 1 au temps 2

Par défaut, c’est-à-dire sauf indication contraire, un PN est affecté des modalités du vrai et du factuel et ce, selon le sujet observateur de référence. C’est le cas, par exemple du PN : Renard n Fromage (sans autre mention). C’est en fait le cas de la plupart des PN que nous présentons dans ce chapitre.

3. APPLICATION : UNE HISTOIRE DE VOL

Soit l’histoire suivante :

Jean est riche et heureux. Luc demande à Pierre de voler Jean pour lui. Pierre s'entraîne pour pouvoir voler Jean. Le soir dit, Pierre ouvre le coffre-fort de Jean. Puis, tel un dentiste qui arracherait une dent saine, il vole Jean; pendant ce temps Luc mange un gâteau Pierre pourrait garder le butin, mais il le donne à Luc. Luc vérifie le butin, le garde et félicite Pierre. La morale de cette histoire? Jean n'est plus riche mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, est toujours heureux.

Nous proposerons la représentation suivante de la structure de programmes narratifs que recèle ce récit :

Exemple d’une structure de programmes narratifs plus complexe

 

T1 (PN1)

T2 (PN2)

T3 (PN3)

T4 (PN4)

T5 (PN5)

A

L — P n demande

P— P n entraînement

P— P n coffre ouvert

P — P n argent

P — P u argent

B

[P — L n argent]

[P — L n argent]

[P — L n argent]

[P — L n argent]

P — L n argent

C

 

 

 

P — J u argent

 

D

 

 

 

L — L n gâteau

 

E

 

 

 

(P — J u bonheur)

 

F

 

 

 

Dentiste — patient u dent saine

 

 

 

T6 (PN6)

T7 (PN7)

T8 (PN8)

T9 (PN9)

T10 (PN10)

A

L — L n vérification

L — P n félicitations

     

B

 

(L — P n récompense matérielle)

 

 

 

C

 

 

 

 

 

D

 

 

 

 

 

E

 

 

 

 

 

F

 

 

 

 

 

LÉGENDE : PN factuel (réalisé): aucun signe particulier, PN possible non advenu (PN qui ne s’est pas réalisé mais aurait pu le devenir): entre parenthèses, PN possible (action en cours mais non encore factuelle, réalisée): entre crochets.

NOTES:
- Des PN pourraient être ajoutés (par exemple, J — J n constatation du vol, PN présupposé par l’affirmation que Jean demeure malgré tout heureux).
- D'autres formulations des objets sont pertinentes (par exemple : P → P n argent = P — P n vol). Le nom des acteurs n'a pas à être identique à celui utilisé par le texte (ainsi le texte ne parle pas d'argent nommément).
- Seulement quelques-uns des PN au statut ontique possible ont été inscrits.
- Le statut ontique du PN du dentiste est malaisé à définir étant donné qu’il s’agit d’une action comparante. Mais comme l’action comparée est réalisée, nous dirons qu’il en va de même pour l’action comparante.

4. OUVRAGES CITÉS

COURTÉS, J. (1991), Analyse sémiotique du discours. De l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette, 302 p.
RASTIER, F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette, 287 p.

5. EXERCICE

Ravivez vos souvenirs d’enfance en dégageant du texte qui suit des programmes narratifs et en les organisant en une ou plusieurs structures (ou groupes) de programmes narratifs.

«Le corbeau et le renard»

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenoit en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
«Hé! bonjour, monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.»
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit et dit : «Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
(Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.»
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendroit plus


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