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Le carré véridictoire

Par Louis Hébert
Université du Québec à Rimouski
louis_hebert@uqar.ca

1. RÉSUMÉ

Greimas

Algirdas Julien Greimas

Dispositif développé par Greimas et Courtés, le carré véridictoire (ou carré de la véridiction) peut être considéré, en simplifiant, comme le carré sémiotique articulant l’opposition être/paraître. Il permet d’étudier le jeu du vrai/faux dans une production sémiotique, en particulier un texte. Les facteurs pris en compte sont les suivants : (1) sujet évaluateur; (2) objet évalué; (3) caractéristique particulière évaluée dans cet objet; (4) modalités véridictoires (vrai : être + paraître, faux : non-être + non-paraître, illusoire : non-être + paraître, secret : être + non-paraître); (5) temps de l’évaluation; (6) transformations ou changement de l’un ou l’autre de ces facteurs. Ainsi, quand un Elvis de cabaret, après son spectacle, rentre dans sa loge et en sort, il passe de paraître + non être Elvis (illusoire) à non paraître + non être Elvis (faux).

Ce texte se trouve en version longue dans le livre suivant :
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « Le carré véridictoire », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/greimas/carre-veridictoire.asp.

2. THÉORIE

Développé par Greimas et Courtés (cf. Courtés, 1991), le carré de la véridiction, que nous nommerons carré véridictoire, permet d’étudier la dynamique du vrai/faux dans une production sémiotique quelconque, en particulier un texte. En simplifiant, le carré véridictoire sera considéré comme le carré sémiotique articulant l’« opposition » être/paraître.

Dans la théorie qui nous intéresse, tout élément soumis à l’interprétation (au faire interprétatif) est constitué par et dans la conjonction d'un être et d'un paraître. L'être est toujours doté d'un paraître et le paraître toujours associé à un être. Être et paraître d’un élément donné seront identiques (par exemple, tel moine paraîtra en être un s’il porte la robe) ou opposés (par exemple, tel laïc paraîtra moine grâce au déguisement de la robe).

L'être, tout comme le paraître, peut changer par transformation. Cette transformation, toutefois, n'est pas nécessairement accompagnée d'une transformation correspondante de l'autre variable: le paraître peut changer sans que l'être change, et l'être changer sans que le paraître soit modifié. Par exemple, un honnête citoyen peut devenir un narcotrafiquant prospère sans que son paraître soit modifié.

Cependant, à la différence du paraître, la connaissance que l’on a de l’être peut être modifiée sans que celui-ci ait été transformé (par exemple, on croit quelqu’un honnête puisqu’il le semble, puis on se rend compte que, malgré les apparences, il ne l’est pas).

2.1 ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DU CARRÉ VÉRIDICTOIRE

Les principaux éléments constitutifs du carré véridictoire, par nous complétés (pour des justifications, voir Hébert, 2003), sont les suivants:

  1. Le sujet observateur (S1, S2, etc.).
  2. L'objet observé (O1, O2, etc.).
  3. La caractéristique de l’objet observée (C1, C2, etc.).
  4. La ou les marques du paraître et de l’être (M1, M2), c’est-à-dire les éléments qui permettent de les stipuler. Dans l’analyse, on peut omettre de préciser les marques.
  5. Les quatre termes : l'être et le paraître et leurs privatifs, le non-être et le non-paraître.
  6. Les quatre métatermes (ou termes composés) définissant les quatre modalités véridictoires :
    1. Le vrai ou la vérité (être + paraître);
    2. L'illusoire ou le mensonge (non-être + paraître);
    3. Le faux ou la fausseté (non-être + non-paraître);
    4. Le secret ou la dissimulation (être + non-paraître).
  7. La position de l’objet sur le carré (1, 2, 3, 4) et, s’il y a lieu, la succession de ces positions pour un même objet (par exemple, 1 → 3).
  8. Le temps (T).

Comme dans n’importe quelle analyse portant sur le contenu, trois sortes principales de temporalités sont susceptibles d’être prises en compte ici : la temporalité de l’histoire, la temporalité du récit (l’ordre de présentation des événements de l’histoire), la temporalité tactique (l’enchaînement linéaire des unités sémantiques, par exemple, d’une phrase à l’autre). Par exemple, dans l’ordre de lecture, on tombera sur la position 2 puis la position 3, alors que l’ordre chronologique de l’histoire fera plutôt succéder 3 et 2.

La segmentation en temps peut reposer sur différents critères. Dans une analyse véridictoire, le critère de délimitation des intervalles temporels le plus pertinent est celui des modifications d'une ou plusieurs croyances repères (par exemple, l’intervalle de temps T1 durera jusqu’à ce qu’une modification de la croyance repère lance l’intervalle T2).

2.2 EXEMPLE D’UN CARRÉ VÉRIDICTOIRE

Produisons un carré véridictoire sans encore le représenter visuellement. Dans la pièce de Molière, Tartufe (élément O), relativement à la caractéristique dévot (élément C), passera, aux yeux d'Orgon (élément S), de paraître dévot + être dévot (temps 1, position 1: vrai) à paraître dévot + non-être dévot (temps 2, position 2: illusoire).

2.3 REPRÉSENTATION VISUELLE DU CARRÉ VÉRIDICTOIRE

À proprement parler, il faut distinguer le carré véridictoire comme réseau conceptuel et comme représentation visuelle de ce réseau (le même principe vaut pour d’autres dispositifs : le carré sémiotique, le modèle actantiel, etc.). Le réseau conceptuel est généralement représenté visuellement et par un « carré » (généralement rectangulaire!). Le carré véridictoire-réseau est en principe unitaire (un sujet, un objet, une caractéristique, mais un ou plusieurs temps). Le carré véridictoire-représentation correspondra à un ou plusieurs carrés véridictoires-réseaux (un même sujet, plusieurs objets ; plusieurs sujets, un même objet ; etc.).

2.3.1 REPRÉSENTATION EN CARRÉ

On représentera ainsi le carré véridictoire modifié :

Le carré véridictoire modifié

Voir une image de ce carré véridictoire modifié

 

 

Position 1
VRAI

 

 

Selon sujet S
au temps T

 

 

 

 

 

O ÊTRE C

   /   

O PARAÎTRE C

 

 

 

O NON PARAÎTRE C

   /   

O NON ÊTRE C

 

Position 4
SECRET

Position 2
ILLUSOIRE

 

 

 

 

Position 3
FAUX

 

 

LÉGENDE: S : sujet; O : objet; C : caractéristique; T : temps

2.3.2 REPRÉSENTATION EN TABLEAU

Nous proposons également l'utilisation de tableaux. Soit l'histoire suivante: Un homme achète une prétendue montre Cartier et s'aperçoit plus tard qu'il s'agit d'une contrefaçon, on produira un tableau de ce type :

Représentation en tableau du carré véridictoire modifié

NO

TEMPS T

SUJET S

OBJET O

PARAÎTRE

ÊTRE

CARACTÉRISTIQUE C

POSITION

1

t1

l'homme

montre

paraître

être

Cartier

1

2

t2

l'homme

montre

paraître

non être

Cartier

2

2.4 MODIFICATIONS ET RELATIVISATIONS DES CROYANCES

2.4.1 MODALITÉS DU DÉCIDABLE/INDÉCIDABLE, DU FACTUEL/POSSIBLE

Un sujet observateur (par exemple, l’analyste ou un personnage) peut ne pas parvenir à stipuler l’un et/ou l’autre des termes composant la modalité véridictoire. On parle alors d’un terme ou d’une modalité indécidables; si le terme pertinent n’a pas (encore) été stipulé, on parle d’un terme ou d’une modalité indécidés. Les termes et modalités décidables (c’est-à-dire qui ne sont ni indécidables ni indécidés) connaissent deux grands statuts, selon qu’ils sont marqués de l’une ou l’autre des deux modalités ontiques (relative au statut d’existence) suivantes : factuel (certitude) ou possible (possibilité, doute). La modalité du possible, semble-t-il, n’était pas prise en charge dans le carré véridictoire greimassien orthodoxe, qui ne considère dans les faits que la modalité ontique du factuel. Pour représenter la modalité du possible, c’est-à-dire les cas où le sujet doute de l’être et/ou du paraître, on peut utiliser un point d’interrogation (?).

REMARQUE : EXEMPLE DE DOUTE QUANT AU PARAÎTRE

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le doute peut s’appliquer non seulement à l’être/non-être mais au paraître/non-paraître. Ainsi, Tintin se demandera-t-il si son déguisement lui donne réellement l’apparence d’une femme et, sa dupe, trouvera bien viril le paraître de cette étrange femme.

2.4.2 MODALITÉS D’ASSOMPTION/DE RÉFÉRENCE

Une évaluation véridictoire est toujours susceptible de relativisation : le prétendu être peut s'avérer n'être qu'un paraître, non conforme à l’être véritable. Cependant, dans une production donnée, on trouve généralement des évaluations de référence, qui stipulent la vérité ultime. En conséquence, on devra distinguer les éléments relatifs, dits assomptifs, de ceux absolus, dits de référence, puisque c'est relativement à ces derniers que les premiers sont jugés : les évaluations d’assomption sont susceptibles d’être contredites par les évaluations de référence.

Par exemple, Marie (S1, d’assomption) considère que Pierre (O), avec sa robe (M), est et paraît moine (C). Jean (S2, d’assomption) pense le contraire. Le narrateur (S3, de référence) nous apprend par la suite que si Pierre paraît moine, il ne l’est pas. L’évaluation de Marie et celle de Jean sont des évaluations d’assomption. Ces évaluations sont opposées: il y a conflit de croyance (l’inverse est un consensus de croyance). La première évaluation est erronée et la seconde juste, parce qu’elle correspond à l’évaluation de référence (c’est-à-dire ici celle du narrateur). Évidemment une croyance d'un sujet donné est susceptible de modifications. Une « conversion » sera précédée ou non du doute, où la croyance et la contre-croyance sont confrontées, et de la vérification, qui vise à élire une croyance en vertu de critères et d'épreuves particuliers.

3. APPLICATION : TARTUFE DE MOLIÈRE

Soit cette simplification de la principale trame véridictoire de la pièce Tartufe de Molière:

T1: Tout l'entourage d'Orgon, sauf sa mère, ne croit pas que Tartufe est un dévot.
T2: Orgon croit en Tartufe jusqu'au moment où, caché sous la table, il l’entend tenter de séduire sa femme, Elmire.
T3: Orgon détrompé tente de convaincre sa mère, Madame Pernelle, mais n'est pas cru par elle, qui défend Tartufe.
T4: La mère d'Orgon obtient la preuve que Tartufe est vil puisque M. Loyal vient exécuter la dépossession d’Orgon pour le compte de Tartufe.
T5: Le Prince semble appuyer Tartufe, car un de ses émissaires, l’exempt, accompagne le fourbe pour, croit Tartufe, se saisir d'Orgon.
T6: L'exempt révèle à tous que le Prince sait qui est Tartufe. Tartufe est arrêté.

Voici un carré, ou plutôt un « tableau véridictoire », qui rend compte de cette articulation de la pièce :

Exemple de carré véridictoire : Tartufe

NO

TEMPS T

SUJET S

OBJET O

PARAÎTRE

ÊTRE

CARACTÉRISTIQUE C

POSITION

1

T1

entourage d'Orgon sauf mère

Tartufe

paraître

non être

dévot

2

2

T1

Orgon

Tartufe

paraître

être

dévot

1

3

T2

Orgon

Tartufe

paraître

non être

dévot

2

4

T1-T3

mère d'Orgon

Tartufe

paraître

être

dévot

1

5

T4

mère d'Orgon

Tartufe

paraître

non être

dévot

2

6

T1-T6

Tartufe

Tartufe

paraître

non être

dévot

2

7

T5

Prince et exempt

Tartufe

paraître

non être

dévot aux yeux du Prince

2

8

T5

tous sauf exempt et Prince

Tartufe

paraître

être

dévot aux yeux du Prince

1

9

T6

tous

Tartufe

paraître

non être

dévot aux yeux du Prince

2

Note : L’évaluation de référence correspond à celle de la ligne 6. Par ailleurs, on remarquera que, pour rendre compte du coup de théâtre final de la pièce, nous changeons la caractéristique en cours d’analyse en intégrant le point de vue du Prince (il y a donc une évaluation véridictoire dans une évaluation véridictoire, plus exactement, dans la caractéristique de cette évaluation).

4. OUVRAGES CITÉS

COURTÉS, J. (1991), Analyse sémiotique du discours. De l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette, 302 p.
HÉBERT, L. (2003), « L’analyse des modalités véridictoires et thymiques : vrai/faux, euphorie/dysphorie », Semiotica, Bloomington, Association internationale de sémiotique, 144, 1/4, p. 261-302.

5. EXERCICES

A. À l'aide du carré véridictoire, rendez compte de l'anecdote suivante:

«Un jour je [Robinson] marchais dans la forêt. À une centaine de pas une souche se dressait au milieu du sentier. Une souche étrange, velue, aurait-on dit, ayant vaguement le profil d'un animal. Et puis la souche a remué. Mais c'était absurde, une souche ne remue pas! Et puis la souche s'est transformée en bouc. Mais comment une souche pouvait-elle se transformer en bouc? Il fallait que le déclic eût lieu. Il a eu lieu. La souche a disparu définitivement et même rétroactivement. Il y avait toujours eu un bouc. Mais la souche? Elle était devenue une illusion d'optique, la vue défectueuse de Robinson.» (Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1972 : 99)

B. Produisez des carrés véridictoires à partir du texte suivant:

«C'est la musique à la mécanique qui tombe des chevaux de bois, des automobiles qui n'en sont pas, des montagnes pas russes du tout et du tréteau du lutteur qui n'a pas de biceps et qui ne vient pas de Marseille, de la femme qui n'a pas de barbe, du magicien qui est cocu, de l'orgue qui n'est pas en or, derrière le tir, les oeufs sont vides. C'est la fête à tromper les gens du bout de la semaine. Et on va la boire la canette sans mousse! Mais le garçon, lui, pue vraiment de l'haleine sous les faux bosquets. Et la monnaie qu'il rend contient des drôles de pièces, si drôles qu'on n'a pas encore fini de les examiner des semaines et des semaines après et qu'on les refile avec bien de la peine et quand on fait la charité.» (Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952 : 310).


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