Available Languages
- Consult this page in ENGLISH
- Consultez cette page en FRANÇAIS
Le graphe sémantique
1. Résumé
Rastier

Les graphes sémantiques, dispositif proposé par Rastier (inspirés de Sowa, 1984), permettent de représenter une structure sémantique quelconque, c’est-à-dire des sèmes et les relations qui les unissent. Les sèmes constituent les nœuds du graphe sémantique (représentés dans des cartouches rectangulaires ou entre crochets) et les relations, ses liens (représentés dans des cercles elliptiques ou entre parenthèses). Les flèches indiquent l’orientation de la relation entre nœuds. Une douzaine de liens différents - comme ERG (ergatif) : l’agent d’une action, ACC (accusatif) : le patient d’une action - permettent de décrire la plupart des structures sémantiques. Voici un exemple de graphe simple :
[Prince] — (ERG)
— [SAUVER] —
(ACC) —
[Princesse].
Ce texte se trouve en version longue dans le livre suivant :
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.
Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « Le graphe sémantique », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/rastier/graphe-semantique.asp.
2. THÉORIE
2.1 FONCTION
Les graphes sémantiques de Rastier (cf. Rastier, 1989 et Hébert 2000), inspirés des conceptual graphs de Sowa (1984) permettent de représenter formellement, rigoureusement, synthétiquement et élégamment une structure sémantique quelconque : mot, texte entier, topos (cliché argumentatif ou narratif), personnage, action, etc.
2.2 ÉLÉMENTS
Les éléments formant cette structure sont les nœuds (termes), les liens (relations) et l’orientation de ce lien. Un nœud et un lien sont généralement étiquetés, remplis par, respectivement, un ou plusieurs sèmes (traits de sens, parties du signifié) et un cas sémantiques (ou simplement cas). Au centre d’un graphe, on place souvent un nœud qui correspond à un processus (nommé indifféremment par un verbe ou un substantif, par exemple transmettre ou transmission) et on l’écrit souvent en majuscules.
Voici, représenté en mode textuel (on verra plus loin un graphe en mode proprement graphique), un graphe simple, où (ERG) correspond au cas de l’ergatif (agent d’une action) et (ACC) au cas de l’accusatif (patient d’une action, ce qui est touché par elle):
[chien] — (ERG)
— [MORDRE] —
(ACC) —
[facteur]
2.2.1 LIENS
Les cas sémantiques suivants permettent de rendre compte de manière satisfaisante de la plupart des structures sémantiques :
Les principaux cas sémantiques
|
CAS |
DÉFINITION |
DÉNOMINATION DIDACTIQUE POSSIBLE |
---|---|---|---|
(ACC) |
accusatif |
patient d'une action, entité qui est affectée par l'action |
PATient |
(ASS) |
assomptif |
point de vue |
SELon |
(ATT) |
attributif |
propriété, caractéristique |
CARactéristique |
(BÉN) |
bénéfactif |
au bénéfice de qui ou de quoi l'action est faite |
BÉNéficiaire |
(CLAS) |
classitif |
élément d'une classe d'éléments |
CLASsitif |
(COMP) |
comparatif |
éléments unis par une comparaison métaphorique |
COMParaison |
(DAT) |
datif |
destinataire, entité qui reçoit une transmission |
DEStinataire |
(ERG) |
ergatif |
agent d'un procès, d'une action |
AGEnt |
(FIN) |
final |
but (résultat, effet recherché) |
BUT |
(INST) |
instrumental |
moyen employé |
MOYen |
(LOC S) |
locatif spatial |
position dans le temps représenté (LOC S) |
ESPace |
(LOC T) |
locatif temporel |
position dans le temps représenté (LOC T) |
TEMps |
(MAL) |
maléfactif |
au détriment de qui ou de quoi l'action est faite |
MALéficiaire |
(PART) |
partitif |
partie d'un tout |
PARTitif |
(RÉS) |
résultatif |
résultat, effet, conséquence |
EFFet (ou CAUse) |
REMARQUE : MODIFICATIONS À LA LISTE DES PRINCIPAUX LIENS DE RASTIER
Nous modifions l’inventaire des principaux cas établi par Rastier (1989). Nous distinguons dans leur abréviation les locatifs temporel et spatial (identifiés tous deux par (LOC) chez Rastier). Nous ajoutons l’assomptif, le maléfactif, le classitif (pour les relations ensemblistes, par exemple : [chien] — (CLAS) —
[mammifère]) et partitif (PART) (pour les relations méréologiques, par exemple : [mot] —
(PART) —
[phrase]).
2.2.2 FLÈCHES
Les nœuds et liens sont reliés par des flèches (ou des traits fléchés) qui indiquent l'orientation de la relation. Le tableau présente l'orientation des flèches dans les graphes les plus simples et s’inspire des orientations stipulées par Sowa (1984).
Orientation des flèches dans les graphes
[élément auquel l'action s'applique] |
|
(ACC) |
|
[élément processus] |
[foyer d'un point de vue] |
|
(ASS) |
|
[élément affecté d'un point de vue] |
[caractéristique donnée] |
|
(ATT) |
|
[élément recevant l'attribut] |
[élément bénéficiaire] |
|
(BÉN) |
|
[élément donné au bénéficiaire] |
[élément classe] |
|
(CLAS) |
|
[élément classé] |
[élément comparant] |
|
(COMP) |
|
[élément comparé] |
[élément recevant la transmission] |
|
(DAT) |
|
[élément transmis] |
[élément agissant] |
|
(ERG) |
|
[élément processus] |
[élément causé recherché] |
|
(FIN) |
|
[élément cause] |
[élément utilisé] |
|
(INST) |
|
[élément auquel le moyen est appliqué] |
[lieu associé à l'élément] |
|
(LOC S) |
|
[élément situé spatialement] |
[temps associé à l'élément] |
|
(LOC T) |
|
[élément situé temporellement] |
[élément maléficiaire] |
|
(MAL) |
|
[élément donné au maléficiaire] |
[élément tout] |
|
(PART) |
|
[élément partie] |
[élément causé] |
|
(RÉS) |
|
[élément cause] |
Pour des raisons d'uniformité, l'orientation des flèches à l’horizontale et vers la gauche a été privilégiée dans le tableau, ce qui a imposé la position relative des nœuds reliés. En réalité, comme on le verra dans nos exemples de graphe, dans un graphe donné, ces flèches peuvent aussi être orientées vers la droite (par exemple, [élément processus] — (ACC) —
[élément auquel l’action s’applique]) ou verticalement (vers le haut ou le bas). Plutôt que de respecter les règles de Sowa, les flèches peuvent aussi être orientées de façon «intuitive» (par exemple : [homme] —
(ERG) —
[AIMER] —
(ACC) —
[femme]
— [brillante]), voire remplacées par des traits sans têtes de flèches, lorsqu’il n’y a pas d’ambiguïté possible dans l’orientation du lien. Il est également possible, comme nous le faisons dans nos graphes en format proprement graphique de ne placer qu’une seule flèche sur le parcours d’un lien plutôt que deux.
2.3 GRAPHE ILLUSTRANT LES PRINCIPAUX CAS
Enfin, exemplifions, en simplifiant et l'analyse et sa représentation, les principaux cas. Soit : « Selon Jean, hier, ici même, Pierre, généreux, donna à Marie une poupée et un bilboquet pour qu'elle rie grâce à ces présents ; mais elle pleura plutôt comme un geyser. » Nous utilisons l’opposition vrai/faux pour montrer la distance qui sépare les intentions (que Marie soit bénéficiaire) et le résultat (Marie est maléficiaire).
Graphe illustrant les principaux cas

3. APPLICATION : LE TOPOS DU POÈTE MÉPRISÉ
Nous proposons ici d'étudier un topos (lieu commun, cliché narratif) très consistant de la poésie française, celui du poète incompris.
Le graphe que nous proposons est une généralisation du topos du poète méprisé : entre autres modifications, le poète y devient un individu exceptionnel et sa production poétique une transmission positive à la collectivité. Cette généralisation permet de montrer la nature transversale du topos, qui recouvre non seulement des occurrences littéraires, mais également religieuses (La bible), philosophiques (Platon), etc. Le graphe se glose de la manière suivante : un (3) individu exceptionnel, associé à un (1) monde supérieur, fait une (5) transmission positive (par exemple, une œuvre poétique exceptionnelle) à la (4) collectivité, relevant d’un (2) monde inférieur; mais celle-ci, en retour, lui fait une (6) transmission négative (par exemple, en affichant son mépris pour cette œuvre poétique).
Graphe de la généralisation du topos du poète méprisé

Voici quelques exemples de manifestations de ce topos:
A. Platon, le mythe de la caverne (La république). 1. Monde de la réalité suprême (idéalités). 2. Monde des illusions. 3. L'homme qui accède à la réalité suprême. 4. Les hommes non libérés des illusions. 5. L'homme tente de libérer les siens, comme il l'a été lui-même par lui-même. 6. Rejet, on ne le croit pas, on le pense fou.
B. Platon. 1. Monde de la connaissance. 2. Monde de la non-connaissance. 3. Socrate. 4. Les accusateurs. 5. La connaissance socratique. 6. La condamnation à boire la ciguë. La transmission est ici objectale (pragmatique et non pas seulement, comme c’est souvent le cas, cognitive).
C. Le nouveau testament. 1. Monde spirituel. 2. Monde temporel. 3. Jésus. 4. Hommes. 5. Le christ donne sa vie par amour des hommes. 6. Rejet par la plupart (par exemple, on préfère barabbas), exception faite notamment de l'épisode des rameaux, bienveillance de la part des disciples, « l’élite éclairée », sauf reniements divers...
D. Hugo, «Fonction du poète». Les rayons et les ombres (25 mars-1er avril 1839). 1. Monde à venir. 2. Monde actuel. 3. Poète (lexicalisations : «chanteur», «prophète», etc.). 4. «Frères», «cité». 5. Tentation de se fondre dans la nature (laïcisation du monde spirituel), de fuir la cité et, comme le Christ, de repousser son devoir, mais «Chacun, hélas! se doit à tous!» et, plus encore, le poète-prophète a une responsabilité supérieure. 6. Le poète remplit sa fonction peu importe «qu'on l'insulte ou qu'on le loue»; cependant, le rejet peut n'être qu'apparent: « maint faux sage à ses paroles / Rit tout haut et songe tout bas » (le faux sage introduit le thème non seulement du poète médiocre mais de l’usurpateur).
E. Baudelaire, «L'albatros», Les fleurs du mal (1857). 1. Monde poétique (comparé) / monde aérien (comparant). 2. Monde prosaïque/monde non aérien. 3. Poète/albatros. 4. Masse/marins. 5. Transmission positive ou autonomie, repli du poète-albatros (position parnassienne)? Ici la métaphore paraît ne plus filer puisque l’albatros ne transmet rien de positif aux marins, si ce n’est la beauté de son vol. 6. Moqueries. Dans le monde aérien-poétique, l’albatros-poète n’a que faire des attaques des habitants des mondes inférieurs : il « hante la tempête et se rit de l’archer ».
F. Uderzo et Gosciny, la bande dessinée Astérix. 1. Monde poétique. 2. Monde prosaïque. 3. Barde. 4. Masse. 5. dispense son art avec générosité. 6. Brimades. On inverse ici le topos : le poète est sans talent et on a raison de le mépriser. Ce mépris du poète en général ou d'un poète en particulier peut être également assumé par un poète, c'est ce qui se produit notamment dans «À un poète ignorant» de Marot. Cendrars (Prose du Transsibérien), quant à lui, critique un poète qui n'est autre que lui-même, peut-être uniquement dans un passé révolu: «Pourtant, j'étais fort mauvais poète».
4. OUVRAGES CITÉS
- HÉBERT, L. (2000), « Analyse et représentation des topoï », Tangence, Rimouski/Trois-Rivières, UQAR/UQTR, 64, automne, p. 25-48.
- RASTIER, F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette, 287 p.
- SOWA, J. (1984), Conceptual Structures, Reading (Massachusetts), Addison-Wesley, 481 p.
5. EXERCICES
A. Produisez un graphe sémantique décrivant la phrase suivante :
À trois heures, sur le tapis, Paul mange des plats lourds, après il dort.
Pour l'exercice, vous avez besoin des liens (LOC T), (LOC S), (ATT), (ERG), (ACC), (RÉS). Placez au centre du graphe l'action [MANGE] puis placez les autres nœuds entre crochets.
B. Produisez un graphe représentant l'histoire suivante :
Au Québec, à 19h52 en décembre, Pierre, dans sa chambre, caresse lentement Marie comme un délicieux supplice chinois. Un enfant vigoureux naîtra neuf mois plus tard.