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Le processus sémiotique et la classification des signes

Par Lucie Guillemette et Josiane Cossette

Université du Québec à Trois-Rivières

lucie_guillemette@uqtr.ca

1. RÉSUMÉ

Eco

Umberto Eco

La sémiotique touchant une diversité de signes différents, Eco a élaboré une classification qui distingue notamment les signes artificiels des signes naturels, auxquels nous nous limitons dans ce chapitre. Les signes naturels se divisent en deux classes : (1) les signes identifiés avec des choses ou des événements naturels (ex. : la position du soleil); (2) les signes émis inconsciemment par un agent humain (ex. : des boutons indiquant une varicelle) (cette classe comporte plusieurs sous-classes). Il en va de même avec les signes artificiels, qui sont ou (1) produits explicitement pour signifier (ex. : l’aboiement d’un chien), ou (2) produits explicitement comme fonction première (ex. : une chaise pour s’asseoir), seconde (ex. : un collier en diamants pour la richesse), mixte (ex. : un uniforme de policier, pour à la fois couvrir et indiquer une fonction sociale).

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Lucie Guillemette et Josiane Cossette (2006), « Le processus sémiotique et la classification des signes », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/eco/processus-semiotique-et-classification-des-signes.asp.

2. THÉORIE

2.1 ORIGINE ET FONCTION

La théorie d’Eco part du fait que l’être humain évolue dans un « système de systèmes de signes » et ce, que ce soit dans les civilisations industrialisées ou dans la nature. Fortement inspiré par les écrits de Peirce, il élabore sa théorie du signe en 1973, pour la réviser en 1988. La théorie d’Eco a pour particularité de s’intéresser, en plus des mots et de la langue, à des signes non-linguistiques, voire naturels, mais toujours signifiants en fonction d’un code, d’un apprentissage préalable.

2.2 DÉFINITION DU SIGNE

Des multiples significations données du « signe » dans les dictionnaires, une définition synthèse ressort : « Le signe est utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également » (Eco, 1988 : 27). Le signe s’insère dans ce schéma canonique et simplifié de la communication :

source – émetteur – canal – message – destinataire –

Ce schéma s’applique à la majorité des processus communicatifs. Seulement, un message peut passer par un canal d’un émetteur à un destinataire sans qu’il ne signifie, si l’émetteur et le destinataire n’ont pas un code commun. Le signe, en plus d’être un élément du processus de communication, est aussi acteur du processus de signification.

REMARQUE : LE CODE

Le code se retrouve dans le schéma de la communication de Jakobson. Il désigne l’ensemble des conventions qui permettent, dans un acte communicatif, la compréhension du message du destinateur par le destinataire. Le code peut donc être une langue, un système sportif (l’arbitre au baseball, la communication par signes entre le receveur et le lanceur), la synergologie (lecture du langage non verbal inconscient, ex. : les micro-mouvements du visage), etc.

2.3 IMPORTANCE DU CODE

Dans le processus de signification, le code est primordial. Par exemple, si un individu dit : « Viens ici » à un ami, celui-ci ne comprendra que s’il parle français. Émetteur et destinataire doivent avoir un code commun, c’est à dire « une série de règles qui permettront d’attribuer une signification au signe » (Eco, 1988 : 28).

Les codes sont nécessaires à l’activité de communication. Il y a autant de codes (linguistiques et non linguistiques) que d’activités ou de contextes. Par exemple, c’est le code de la sémiologie médicale (étude des symptômes) qui permettra au médecin de comprendre que le « mal de ventre » dont souffre son patient est en fait un problème hépatique.

2.4 LA CLASSIFICATION DES SIGNES

Puisque le mot « signe » désigne une multitude d’objets différents, Eco procède à une première classification, où il distingue les signes artificiels des signes naturels. Par la suite, cette classification s’affinera et les signes deviendront des signes-fonctions dans sa typologie des modes de production sémiotique (voir le chapitre sur les modes de production sémiotique).

2.4.1 LES SIGNES ARTIFICIELS

Les signes artificiels se divisent en deux classes : (1) les signes produits explicitement pour signifier ; (2) les signes produits explicitement comme fonction.

2.4.1.1 LES SIGNES PRODUITS EXPLICITEMENT POUR SIGNIFIER

À leur origine se trouve toujours un émetteur (homme ou animal). Ils sont émis consciemment par quelqu’un, sur la base de conventions précises et dans le but de communiquer quelque chose à quelqu’un.

2.4.1.2 LES SIGNES PRODUITS EXPLICITEMENT COMME FONCTION

Cette classe existe en raison de la tendance actuelle de la sémiotique, qui veut que « dès qu’il y a société, tout usage est converti en signe de cet usage » (Eco, 1988 : 45). On inclut par conséquent les objets dans cette classe de signes, que ce soit les productions architecturales, les vêtements, les meubles, les moyens de transport, etc.

Ces objets renvoient à une fonction première, mais aussi seconde. De même, il y a des signes mixtes.

2.4.1.2.1 LES SIGNES À FONCTION PREMIÈRE

L’objet peut renvoyer à une fonction première, primaire : « s’asseoir » dans le cas d’une chaise, « se déplacer » dans le cas de l’automobile, « s’abriter » dans le cas d’une maison, etc.

2.4.1.2.2 LES SIGNES À FONCTION SECONDE

L’activité de signification est davantage marquée par les caractéristiques sémiotiques de l’objet. La baignoire en marbre d’Italie aux incrustations d’or et de nacre est tellement associée à la richesse, au prestige et au luxe que sa fonction première de cuve où quelqu’un peut se baigner et se laver se trouve reléguée au second plan. Il en va de même de la chaise, en bois massif sculpté orné de velours et d’incrustations de pierres précieuses qu’on appelle « trône », pour laquelle l’aspect royal prend le pas sur la fonction première de « sédibilité ». « Dans certains cas, la fonction seconde prévaut ainsi au point d’atténuer ou d’éliminer entièrement la fonction primaire » (Eco, 1988 : 46).

2.4.1.2.3 LES SIGNES MIXTES

La majorité des objets d’usage quotidien possèdent à la fois ces deux fonctions. Si l’uniforme de policier a pour fonction première de protéger et couvrir le corps, il signifie aussi « appartenance à un corps policier » (fonction seconde) et permet de distinguer si le corps policier en question est, pour donner l’exemple du Québec, municipal, provincial ou fédéral.

2.4.2 LES SIGNES NATURELS

Les signes naturels se divisent en deux classes : (1) les signes identifiés avec des choses ou des événements naturels ; (2) les signes émis inconsciemment par un agent humain.

2.4.2.1 LES SIGNES IDENTIFIÉS AVEC DES CHOSES OU DES ÉVÉNEMENTS NATURELS

Ils proviennent d’une source naturelle et n’ont, à leur source, aucun émetteur humain. Pour que ces signes signifient, même s’ils sont naturels, ils doivent pouvoir être décodés grâce à un apprentissage préalable de l’individu qui s’y trouve confronté. La nature est aussi « un univers de signes » (Eco, 1988 : 16). Par exemple, la position du soleil indiquera l’heure qu’il est, un amoncellement de nuages gris signifiera la venue prochaine d’un orage, etc.

2.4.2.2 LES SIGNES ÉMIS INCONSCIEMMENT PAR UN AGENT HUMAIN

Ces signes sont sans émetteur intentionnel. Ils sont émis de façon non consciente et non délibérée par un humain. Par exemple, le médecin décodera, grâce aux taches sur la peau de son patient, que celui-ci a une maladie au foie. L’inverse est impossible : le patient ne peut pas délibérément faire apparaître ces signes (ici des symptômes) sur sa peau pour signifier sa maladie.

Cette classe comprend aussi les symptômes psychologiques, les comportements et dispositions, les indices raciaux, de classe, d’origine régionale, etc.

3. APPLICATION : L’INFLUENCE D’UN LIVRE, DE PHILIPPE AUBERT DE GASPÉ FILS

* * *

Extrait de L’influence d’un livre,
Philippe Aubert de Gaspé fils (1995 [1837])

C’était le 15 août de l’année 182–. Charles Amand était debout au milieu de l’unique pièce que contenait ce petit édifice presque en ruines. D’un côté le méchant lit sans rideau ; vis-à-vis un établi de menuisier, couvert de divers instruments, parmi lesquels on remarquait deux creusets, dont l’un était cassé : aussi, différents minéraux que Charles considérait d’un air pensif sur un âtre ; au côté droit de l’appartement, brûlaient, épars çà et là, quelques morceaux de charbon de terre. Près de l’âtre, sur une table, un mauvais encrier, quelques morceaux de papier et un livre ouvert absorbaient une partie de l’attention de l’alchimiste moderne ; ce livre était : Les ouvrages d’Albert le Petit.

* * *

Dans cette courte analyse, portons notre attention sur les signes à fonction mixte, qui nous permettent d’en savoir beaucoup sur les conditions et occupations de Charles Amand. Prenons tout d’abord l’agencement des chiffres qui composent l’année 182–. Le dernier signe, davantage qu’un simple tiret, est placé là explicitement pour signifier. L’agencement des signes nous informe que l’action du roman se situera dans la seconde décennie du dix-neuvième siècle, mais l’omission du dernier chiffre revêt une autre fonction, à caractère dissimulatif. Le tiret ouvre donc sur deux options, chacune accentuant le caractère véridique du récit ou l’illusion référentielle : l’auteur ne peut divulguer l’année exacte soit parce qu’il ne s’en souvient pas, soit parce que le fait de la divulguer permettrait trop facilement d’identifier les événements et protagonistes réels.

Concentrons-nous maintenant, et pour le reste de l’analyse, sur les éléments architecturaux et les meubles, dont la fonction seconde est quasi toujours sociale. Tout d’abord, « l’unique pièce que contenait cet édifice presque en ruine » dépasse la fonction première d’habitation. Charles Amand se loge, bien sûr, mais la description de son logis nous en apprend sur sa condition sociale, la petitesse et l’état du logement témoignant de sa pauvreté. Il en va de même avec le « méchant lit sans rideaux ». Pour saisir la portée de sa signification, une recontextualisation s’impose : au dix-neuvième siècle – et avant –, un lit entouré de rideaux, ou lit baldaquin, signifiait l’appartenance à une classe riche ou noble. Inversement, un lit sans rideaux met l’accent, encore une fois, sur la pauvreté de Charles Amand plus que de simplement indiquer qu’il dort, comme tout le monde, dans un lit.

L’« établi de menuisier », quant à lui, peut revêtir plusieurs significations. Pris comme pièce d’ameublement, sa fonction seconde serait encore une fois de montrer la condition sociale du personnage : trop pauvre, son seul meuble est un établi de menuisier. Considéré de façon isolée, il pourrait aussi indiquer le métier de Charles Amand. Or, il n’en est rien, puisque le contexte immédiat pose sur lui « deux creusets, dont l’un était cassé ». Si les deux creusets revêtent la fonction première de « récipient », cet agencement hétéroclite avec l’établi a pour fonction seconde d’annoncer les occupations de Charles Amand, qui se livre à des expériences alchimiques, comme en témoigne par la suite sa préoccupation des minéraux. Cet agencement de signes (établi + creuset + minéraux), qui ne sont pas produits explicitement pour signifier, nous laisse entrevoir l’occupation de Charles Amand avant même que l’homme ne soit explicitement – cette fois-ci – qualifié d’« alchimiste moderne ».

4. OUVRAGES CITÉS

AUBERT DE GASPÉ FILS, Ph. (1996) [1837], L’influence d’un livre. Roman historique, Montréal, Boréal Compact.
ECO, U. (1988) [1971], Le signe, Bruxelles, Labor.

5. EXERCICES

A. Pour chacun des énoncés qui suit, déterminez si le phénomène est, dans un premier temps, (1) artificiel ou (2) naturel et, dans un second temps, établissez si ce même phénomène est (a) produit explicitement pour signifier, (b) produit explicitement comme fonction, (c) identifié avec des choses ou des événements naturels, (d) émis inconsciemment par un agent humain.
  1. Le chien de Paul boite.
  2. Un marin envoie un S.O.S.
  3. L’herbe est devenue jaune.
  4. La peinture pèle sur la maison des Côté.
  5. Un chien aboie.
  6. Une femme revêt un manteau de fourrure.
B. Identifiez les fonctions (première et seconde) des signes suivants.
  1. Un poncho de laine
  2. Un stylo de marque Mont-Blanc
  3. Un kilt
  4. Une voiture Ferrari
  5. Un restaurant McDonald’s en Inde
C. Analysez le passage suivant à la lumière de la classification des signes d’Eco. Identifiez les signes le plus justement possible. Par exemple, s’il s’agit d’un signe à fonction mixte, identifiez les fonctions première et seconde ; s’il s’agit d’un signe naturel émis inconsciemment par un agent humain, identifiez la sous-classe (symptôme, etc.), et ainsi de suite.

La nuit était sombre, le vent faisait trembler la chaumière, mal assurée sur ses fondements, et quelques gouttes de pluie poussées par l’orage suintaient au travers des planches, mal jointes, de son toit. Le tonnerre se faisait entendre au loin. Tout présageait une nuit horrible. Amand avait froid (p. 19).

Philippe Aubert de Gaspé fils, L’influence d’un livre, Montréal, Boréal Compact, 1996 [1837].


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