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Sémiologie des paragrammes

Par Johanne Prud’homme et Lyne Légaré

Université du Québec à Trois-Rivières

johanne_prudhomme@uqtr.ca

1. Résumé

Kristeva

Julia Kristeva

Dans « Pour une sémiologie des paragrammes » (Kristeva, 1969a), Julia Kristeva propose une réflexion sur la signifiance en tant que système paragrammatique. Partant d’abord d’une réflexion sur le langage poétique (prose et poésie), Kristeva entend étudier, dans l’ensemble des gestes significatifs, « le processus dynamique par lequel des signes se chargent ou changent de signification » (Kristeva, 1969a : 117). Pourquoi partir d’une réflexion sur le langage poétique? Parce qu’il s’agit d’une pratique dynamique qui « brise l’inertie des habitudes du langage et offre au linguiste l’unique possibilité d’étudier le devenir des significations des signes » (Kristeva, 1969a : 117-118). Pratique se révélant comme exploration et découverte des possibilités du langage, le langage poétique est le seul système complémentaire où se réalise, presque en sa totalité, l’infini du code total (langage usuel). Une telle conception paragrammatique du discours poétique ne peut s’élaborer qu’à partir du langage mathématique – qui, par la liberté de ses notations, « échapp[e] de plus en plus aux contraintes d’une logique élaborée à partir de la phrase indoeuropéenne sujet-prédicat […] » (Kristeva, 1969a : 113) –, puis de la linguistique générative dans la mesure où elle envisage « le langage comme système dynamique de relations » (Kristeva, 1969a : 113).

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Johanne Prud’homme et Lyne Légaré (2006), « Sémiologie des paragrammes », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/kristeva/semiologie-des-paragrammes.asp.

2. THÉORIE

2.1 LE LANGAGE POÉTIQUE COMME INFINITÉ

« Décrire le fonctionnement signifiant du langage poétique, c’est décrire le mécanisme des jonctions dans une infinité potentielle » (Kristeva, 1969a : 119).


Le langage poétique est un système complémentaire du langage usuel. Par opposition aux penseurs d’une esthétique poétique comme « sous-catégorie du langage », il est, pour Kristeva, le code infini ordonné (le code étant le discours usuel ou l’ordre linguistique). Par là, il faut entendre que le langage poétique en tant que produit « fini » ne se lit que par rapport à une infinité de possibles inscrite dans le code total (langage usuel). Ce qui est posé ici, c’est la relation signifiante qui s’instaure entre un système langagier global (code total) et un système complémentaire (langage poétique). Le langage poétique est double. Il ne peut nier son appartenance à un système global; il ne signifie que dans la mesure où il actualise son autre (rapport dialogique). Comme le langage poétique plus qu’aucun autre système complémentaire du langage usuel, le travail du sémioticien consiste à déceler la signification à travers les modes de jonction (jonction de possibles figurant dans l’infinité du code total) propres au langage poétique.

2.2 LE TEXTE ET LE DIALOGISME

« [T]out texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (Kristeva, 1969b : 85).


Suivant la thèse de Bakhtine sur le dialogisme, Kristeva postule que le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes. Lire et écrire consistent en une appropriation de l’autre. L’auteur, par sa manière d’écrire en lisant le corpus littéraire antérieur ou synchronique (contemporain), articule dans ses textes (par appropriation, transformation ou reformulation) le discours de l’autre. Ainsi, dans un texte, « fonctionnent tous les textes de l’espace lu par l’écrivain » (Kristeva, 1969a :120). Dans cette optique, le texte littéraire apparaît comme une corrélation de textes; tout texte se construit par rapport à un autre de sorte que la signification ne repose pas uniquement sur le produit fini, mais sur le discours modélisant de l’autre. Tout texte littéraire se lit comme double. Bref, ce qui entre en jeu ici, c’est la relation qu’entretiennent les textes entre eux; relation qui dynamise la productivité signifiante. « Le livre renvoie à d’autres livres […] et donne à ces livres une nouvelle façon d’être, élaborant ainsi sa propre signification » (Kristeva, 1969a : 121). Donc, bien que chaque texte soit unique, l’émergence de la signification n’est rendue possible que par le rapport qu’entretient ce texte unique avec d’autres textes. Telle que l’illustre l’équation suivante, cette signification se construit sur le mode dialogique. L’un n’est jamais totalement « un »; il est le double de tous les autres qui constituent « l’espace lu par l’écrivain » (Kristeva, 1969a :120) dont il a été fait état plus haut.

Une relation qui dynamise la productivité signifiante : 1 = 2

2.3 LE PARAGRAMME

Tout texte littéraire, ou œuvre poétique, renvoie à au moins un autre texte. Au même titre, les relations dans le texte répondent à un principe dialogique. L’unité minimale du signifiant est également double. Vu sous cet angle, le texte se présente comme un « système de connexions multiples qu’on pourrait décrire comme une structure de réseaux paragrammatiques » (Kristeva, 1969a :123).

REMARQUE : LA NOTION DE RÉSEAU

Parler de réseau, plutôt que de système linéaire, suggère que chaque séquence du texte est aboutissement et commencement du processus signifiant et est donc essentiellement dynamique.

Dans chaque réseau, les unités (phonétiques, sémantiques, syntagmatiques) se présentent comme des sommets (signifiants) d’un graphe (infini du code total), de sorte qu’ils sont des éléments surdéterminés du processus signifiant. De plus, chaque sommet est multidéterminé, c’est-à-dire qu’il renvoie nécessairement à un autre sommet (rapport corrélatif), ce qui en fait un système dialogique. Ainsi, les signifiant sont mouvants, c’est pourquoi la structure signifiante qu’ils forment (le langage poétique) est un gramme mouvant; un paragramme. Le schéma suivant illustre la permutation des signifiants (sommets) dans l’espace du code total.

Schéma du fonctionnement paragrammatique

L’intervalle minimal du signifiant s’étend de 0 à 2; autrement dit, le langage poétique permet d’échapper au caractère figé de la signification du langage courant. Par exemple, la phrase « la table est verte » prononcée lors d’une visite chez un marchand de meubles renverrait, dans le langage courant, à un objet « table » qui est « vert ». Le même ensemble inséré dans un poème pourrait renvoyer à bien d’autres choses : « table de la loi », « espoir », « nature », par exemple; l’univocité (rapport 0-1) est ici impossible. Le signifiant n’a pas de sens figé (monologique), il obéit à la loi de la permutation. Cette action du signifiant (action paragrammatique) permet, tout comme l’a démontré Saussure avec ses anagrammes (voir Starobinski, 1971), de chercher la signification « à travers un signifiant démantelé par un sens insistant en action » (Kristeva, 1969c : 231). Tout comme la logique des anagrammes (au sens propre) consiste à transposer les lettres d’un mot pour en former un autre, le paragramme se compose de sommets dont la signification, parce qu’elle s’actualise dans la corrélation, reste tributaire d’une logique de la pluridétermination du sens. Aussi, le langage poétique est-il non seulement un lieu signifiant dynamique (paragrammatique), mais également le lieu de l’infinité des possibles signifiants en vertu de la liberté combinatoire qu’il met en place. Le langage poétique est la seule pratique linguistique qui transgresse la loi (0-1) ou, pour mieux dire, le découpage linéaire du signe en Sa-Sé (signifiant-signifié).

3. APPLICATION

Soit le réseau paragrammatique suivant dont l’analyse sera faite plus bas. Ayons en tête l’affirmation suivante de Kristeva : « [L]a signification du langage poétique s’élabore dans la relation […]» (Kristeva, 1969a : 126).

« Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse (A), jette, l’œil fixe (B), des regards fauves (C) sur les membranes vertes de l’espace (D); car, il lui semble entendre devant lui, les ironiques huées d’un fantôme (E). Il chancelle et courbe la tête : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la conscience. » (Lautréamont, 1953 : 213)

3.1 LA RÉALISATION PARAGRAMMATIQUE

Dans cet extrait (réseau paragrammatique), Lautréamont fait allusion à ce qu’on appelle en langage courant « la prise de conscience ». Pourtant, la séquence poétique dépasse largement cette simple dénotation. C’est que, pour éviter l’usure du langage et rendre à la fois son discours pertinent, l’auteur met à profit l’infinité potentielle du langage usuel. Dans le langage poétique, de nouvelles structures sémantiques s’élaborent, différentes de celles du langage usuel. De fait, c’est la correspondance entre deux classes : l’homme et ses attributs (A,B,C) et la conscience (D,E) qui permet de décoder un tel message. C’est une lecture paragrammatique des classes (rapport signifiant entres les deux classes) qui permet d’atteindre le « message » sociopolitique. Il s’agit d’une relation dialogique : chaque classe détermine, ou modélise, la signification de l’autre classe.

3.2 MULTIDÉTERMINATION DES SOMMETS

« L’image poétique se constitue […] dans la corrélation des constituants sémiques par une interprétation corrélationnelle […] » (Kristeva, 1969a : 126).


En réalisant une expansion sémique des ensembles, l’on parvient aisément à saisir la spécificité du langage poétique comme lieu dialogique, comme structure paragrammatique qui répond au principe de la corrélation.

Ensemble A : « chevelure pouilleuse »: « corps » (a1), « poils » (a2), chair (a3), saleté (a4), animal (a5).

Ensemble B : « l’œil fixe »: corps (b1), tension (b2).

Ensemble C : « regards fauves »: sinistre (c1), peur (c2).

Ensemble D : « membranes vertes de l’espace »: matière (d1), sinistre (d2), abstraction (d3).

Ensemble E : « ironiques huées d’un fantôme »: esprit (e1), peur (e2), abstraction (e3).

Comme le langage poétique va au-delà du découpage linéaire du signe (Sa-Sé), il faut lire ses constituants (signifiants ou sommets) de façon paragrammatique. Le langage poétique n’attribue pas au signifiant un signifié figé, mais une signification toujours renouvelée (multidéterminée) par les liens qu’il entretient avec les autres signifiants. Pour lire le message poétique, il faut mettre en rapport corrélatif ses composants sémiques.

Ainsi, dans notre exemple,

b1 = a1, a2, a3
c1 = a4
c2 = b2
d1 = a1, a2, a3, b1
d2 = a4, c1
e2 = c2
e1 = d3
e2 = c2
e3 = d3

3.3 LE LANGAGE POÉTIQUE COMME SYSTÈME DYNAMIQUE

« [D]ans les réseaux des paragrammes un nouveau sens s’élabore, autonome par rapport à celui du langage usuel » (Kristeva, 1969a : 127).


Ainsi, l’on ne saurait parler du sens de l’ensemble A, par exemple, en dehors des liens qui unissent entre eux les sèmes (c’est-à-dire les éléments dont sont composés les signifiés) qui le composent, non plus qu’en dehors des fonctions qui l’unissent aux ensembles B, C, D, et E. La signification du message poétique n’existe que lorsque l’on rassemble ses éléments pour les lire en corrélation de façon à constituer une structure paragrammatique. Toutefois, et c’est là que réside la spécificité du langage poétique, une équivalence s’établit parfois entre des signifiants qui ne sont pas équivalents aux niveaux linguistiques primaires. Ici, la séquence poétique oblige le lecteur à réunir des sèmes qui sont radicalement opposés (« corps » et « abstraction », « saleté » et « esprit »), sans quoi l’accès au message en tant que « prise de conscience » est impossible. La logique du paragramme permet d’accéder à une signification que seul le langage poétique a la possibilité de produire. Le langage poétique est dynamique et produit des jonctions signifiantes qui ne sont envisageables qu’à l’intérieur de sa pratique.

Voici des jonctions de sèmes opposés dans l’extrait de Lautréamont :

e3 = a1, b1
e1 = a4, a5
d3 = a1, b1

4. OUVRAGES CITÉS

BAKHTINE, M. (1968), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
KRISTEVA, J. (1969a), « Pour une sémiologie des paragrammes », Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 113-146.
KRISTEVA, J. (1969b), « Le mot, le dialogue et le roman », Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 82-112.
KRISTEVA, J. (1969c), « L’engendrement de la formule », Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p. 217-310.
LAUTRÉAMONT (1953), Les chants de Maldoror, Paris, José Corti.
STAROBINSKI, J. (1971), Les mots sous les mots; les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard.

5. EXERCICE

Soit l’incipit du texte « La pomme de terre » de Francis Ponge (Pièces, Paris, Gallimard, 1962).

« Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix.
Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé – par l’une de ses lèvres ce rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante du tubercule.
L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.
Le léger bruit que font les tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la découverte de la pulpe comestible réjouissante. »

1. Identifiez cinq signifiants qui induisent une lecture paragrammatique de ce texte dans lequel est thématisée l’opération de « peler une pomme de terre ».
2. Réalisez une expansion sémique de ces termes.
3. Identifiez les équivalences qui s’établissent entre des signifiants qui ne sont pas équivalents aux niveaux linguistiques primaires.

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