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Éléments de sémiotique
1. RÉSUMÉ
La sémiotique est le domaine universitaire consacré à l’étude des signes. Un signe (par exemple le mot « navire ») peut se reconnaître par la présence de ses composantes qui, dans les théories sémiotiques inspirées de Saussure, sont au moins le signifiant (le contenant, la forme perceptible du signe : les lettres n-a-v-i-r-e) et le signifié (le contenu, la notion que véhicule le signifiant : « vaisseau de dimension considérable pour la navigation hauturière »). Avec ces concepts, la sémiotique générale permet de décrire tout système de signes : textes, images, performances, productions multimédias, signaux routiers, mode, vie quotidienne, etc. Il existe des sémiotiques spécifiques (du texte, de l’image, du multimédia, etc.) qui prennent en compte les particularités de chaque système de signes. Ce chapitre propose un aperçu de la sémiotique générale. Dans une première partie, nous définissons la sémiotique et la notion de signe, et nous énumérons des concepts de base ainsi que quelques noms de théoriciens. Puis, en analysant un objet apparemment anodin, le feu de circulation, nous illustrons des notions de sémiotique générale : émetteur/récepteur, émission/transmission/réception, canal, contexte, référent, système, code, redondance, bruit, paradigme/syntagme, marge de sécurité, sème, isotopie, polysémie/homonymie/synonymie, relations et systèmes symboliques/semi-symboliques/sémiotiques, signes arbitraires/conventionnels, contigus/non contigus, uniques/répétés, successifs/simultanés, actualisés/virtualisés, contraste, etc.
Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, pour autant que la référence complète soit indiquée :
Louis Hébert (2006), « Éléments de sémiotique », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), https://www.signosemio.com/pages/elements-de-semiotique.php.
Une version mise à jour et augmentée de ce chapitre se trouve dans : Louis Hébert, An Introduction to Applied Semiotics: Tools for Text and Image Analysis (Routledge, 2019, www.routledge.com/9780367351120).
2. THÉORIE
2.1 SÉMIOTIQUE ET SIGNE : DÉFINITIONS
En bref, la sémiotique (ou sémiologie) est le domaine qui s’intéresse aux signes et/ou à la signification (le processus de production de sens). Depuis plusieurs années, la sémiotique gagne en importance, notamment avec l’essor du multimédia.
La sémiotique n’est pas une théorie unique : il existe plusieurs théories sémiotiques. Parmi les figures marquantes, citons de Saussure, Peirce, Morris, Hjelmslev, Jakobson, Barthes, Greimas et Eco (célèbre auteur du roman Le Nom de la rose). Certains concepts sont bien connus : signifiant, signifié, référent, paradigme, fonction poétique, isotopie, modèle actantiel, triangle sémiotique, carré sémiotique, texte ouvert, etc. Vous trouverez ces noms et notions ici et dans d’autres pages de Signo. Pour aller plus loin, voir les excellentes introductions à la sémiotique d’Eco (1988), Everaert-Desmedt (1990), Courtés (1991) et Klinkenberg (2000).
La notion de signe peut être décrite de plusieurs façons. Certaines définitions sont fonctionnelles : la plus large, et l’une des plus anciennes, définit le signe comme ce qui tient lieu de quelque chose d’autre (cette autre chose pouvant être interprétée comme un signifié ou un référent, comme on le verra). Par exemple, on porte le noir aux funérailles non pour lui-même : il signifie la mort (du moins dans notre culture). D’autres définitions s’appuient sur les éléments constitutifs du signe, qui varient selon les théories.
Dans les théories inspirées de Saussure, le signe se décompose en signifiant, partie perceptible du signe (par ex. : les lettres n-a-v-i-r-e), et signifié, partie intelligible, c’est-à-dire le contenu sémantique associé au signifiant (par ex. : le sens du mot « navire »). Le signifié peut se décomposer en sèmes. Ainsi, le signifié « navire » contient des sèmes comme /navigation/, /concret/, etc. Une isotopie est créée par la répétition d’un même sème. Dans « Il était un beau navire, taillé dans l’or massif / Aux mats azurés, sur des mers inconnues » (Émile Nelligan, « Le Vaisseau d’or »), les mots « navire », « mats » et « mers » partagent le sème /navigation/, constituant l’isotopie correspondante.
Les marqueurs conventionnels ci-dessous permettent de distinguer : (1) le signe « concret » ; (2) le signifié « concret » qu’il véhicule ; (3) le signifiant associé à ce signe, concret, composé des phonèmes et des lettres c-o-n-c-r-e-t-e ; et (4) le sème /concret/ (dans « couteau », par exemple) ou l’isotopie /concret/ (« couteau d’acier »). Ailleurs, une barre oblique simple peut noter une opposition (vie/mort). D’autres conventions existent.
Marqueurs conventionnels
| « signe » (guillemets) | signifiant (italiques) |
|---|---|
| ‘signifié’ (guillemets simples) | /sémème/ et /isotopie/ (barres obliques) |
Dans la tradition aristotélicienne, le signe comporte trois parties : signifiant, signifié et référent (l’entité concrète à laquelle renvoie le signe, par ex. : un cheval réel). En parlant de « signifiant » et « signifié » pour les deux premières composantes du signe, nous utilisons la terminologie saussurienne ; d’autres termes ont été proposés, parfois dans des perspectives théoriques différentes. Ainsi Peirce (logicien américain de renom), tout en appartenant à la seconde tradition, propose une vision originale (voir le chapitre sur la sémiotique de Peirce). Il distingue le représentamen, l’interprétant et l’objet.
2.2 SÉMIOTIQUE ÉLÉMENTAIRE ET FEUX DE CIRCULATION
Comme dans toute discipline, la sémiotique révèle la complexité de phénomènes en apparence simples. Les feux de circulation constituent un système sémiotique simple en apparence, mais bien plus complexe qu’il n’y paraît. Nous parlons ici des feux standards, pas de toutes les variantes existantes.
2.2.1 SIGNIFIANTS
Les trois signifiants principaux sont des couleurs : vert, jaune et rouge. Ils mobilisent un seul canal sensoriel, la vue (ce qui n’est pas le cas de signes olfactifs, par exemple).
Au sein d’un même système de signes, les signifiants doivent respecter une marge de sécurité suffisante (non pas la sécurité routière, mais la sécurité sémiotique). En théorie, on pourrait utiliser vert foncé / vert moyen / vert clair. On voit aisément que la faible marge de séparation entre signifiants diminuerait la sécurité sur la route.
2.2.2 REDONDANCE ET BRUIT
Les couleurs sont souvent associées à d’autres signifiants visuels corrélés au même signifié : formes (rectangle + rouge, cercle + vert, etc.) et positions (haut/milieu/bas ou gauche/milieu/droite). Cette corrélation produit de la redondance : répétition d’un même signifié par différents signifiants (ou répétition du signe). La redondance vise à contrer le bruit (au sens de la théorie de l’information) : tout ce qui entrave la transmission ou la réception/interprétation correctes du message. Elle assure que le récepteur (conducteur/piéton) perçoit le signe malgré des circonstances défavorables (éblouissement, daltonisme, distraction, etc.). Pourquoi un téléphone sonne-t-il plusieurs fois quand une seule suffirait ? Pour garantir qu’au moins une occurrence soit perçue.
2.2.3 SIGNIFIÉS
À chaque couleur est associé un signifié distinct : « passer » pour le vert, « se préparer à s’arrêter » pour le jaune, et « s’arrêter » pour le rouge.
2.2.4 POLYSÉMIE ET SYNONYMIE
Il y a polysémie lorsque plusieurs signifiés sont associés au même signifiant.
REMARQUE : POLYSÉMIE ET HOMONYMIE
En linguistique, la polysémie désigne une différence de signifiés moindre que dans le cas de l’homonymie. Par exemple, le signifiant b-o-u-c-h-e peut être associé polysemquement à « embouchure (de fleuve) » et « cavité buccale ». En revanche, d-r-a-f-t en anglais peut renvoyer à deux signifiés homonymes (« courant d’air » / « conscription »).
Lorsque le même signifié est associé à deux ou plusieurs signifiants, on parle de synonymie (au moins pour les signes linguistiques) : ainsi « décédé » et « mort ». Dans le système qui nous occupe, on trouve des équivalents moins saillants de rouge + « s’arrêter » : haut + « s’arrêter » (en disposition verticale, le rouge est en haut) et rectangle + « s’arrêter ».
REMARQUE : L’IMPOSSIBILITÉ DE LA SYNONYMIE PARFAITE
La synonymie parfaite n’existe apparemment pas (au moins en langue). L’usage différencie des signes pourtant donnés comme synonymes (registre, contexte, restriction d’emploi). Le principe de solidarité entre signifiant et signifié l’explique : changer le signifiant, c’est déjà changer le signifié, et inversement.
2.2.5 SYSTÈMES SYMBOLIQUES, SEMI-SYMBOLIQUES ET SÉMIOTIQUES
Un système de signes (ou une relation entre éléments) peut être (1) symbolique, (2) semi-symbolique ou (3) sémiotique (au sens restreint, spécifique ici). (1) Quand un signifiant est associé à un seul signifié, on parle de système symbolique (ex. : feux de circulation ; « langage » des fleurs). (2) Un système est semi-symbolique lorsqu’une opposition entre signifiants correspond (est homologuée) à une opposition entre signifiés. Les gestes sont souvent de ce type (mouvement vertical/horizontal ~ « oui »/« non »). Les feux satisfont partiellement à cette définition : rouge/vert sont opposés comme couleurs complémentaires, mais le jaune n’a pas de véritable opposé dans ce système. (3) D’autres systèmes relèvent du type sémiotique, comme la langue.
2.2.6 LE SIGNE : ARBITRAIRE ET CONVENTION
La corrélation couleur → signifié est arbitraire (non motivée) : en théorie, tout signifiant pourrait être lié à tout signifié. Pour être correctement interprété, le signe repose sur une convention. Le fait que d’autres pays (Japon, Australie) associent jaune à « s’arrêter » le montre bien. Nos feux sont toutefois en partie motivés, une homologie culturelle étant établie entre rouge/vert et « nocif/ bénéfique » (ce qui n’est pas universel). Peirce distingue trois modes : iconique (photo, pictogramme), indexical (fumée pour feu), symbolique (mot « papa »). Le symbole est le plus arbitraire : il repose entièrement sur un code. Un même signe peut fonctionner selon plusieurs modes (le feu est symbolique, mais aussi index d’un carrefour invisible).
2.2.7 SIGNE UNIQUE/RÉPÉTÉ ET SILENCE SÉMIOTIQUE
Un signe (1) peut avoir n’importe quelle durée, (2) peut ou non être suivi d’un silence de durée quelconque, et, s’il n’est pas isolé, il cède la place à un autre signe ou se répète (signe répété).
Les feux utilisent des signes uniques et répétés (clignotants). Dans leur « langage », un silence serait dangereux (ex. : « vert » → silence → « jaune » → silence → « rouge »). L’absence de signe n’y fait pas signe. Un terme intermédiaire (« jaune ») a été introduit entre deux termes opposés (« rouge »/« vert ») : terme neutre (signifiant « ni l’un ni l’autre »).
2.2.8 SIGNES SIMULTANÉS/SUCCESSIFS, PARADIGMES ET SYNTAGMES
Toute langue comporte des signes et des règles, avec des contraintes de combinaison. Certaines sont temporelles. Deux signes peuvent être (1) concomitants (simultanés), (2) successifs (immédiatement ou avec un délai) ou (3) partiellement concomitants.
Dans la « langue » des feux, deux signes ne peuvent pas être produits en même temps : pour des raisons de sécurité et de cohérence, ils sont mutuellement exclusifs. Un seul est actualisé (présent) à un instant donné; les deux autres restent virtualisés. Pas de contraste (présence simultanée de deux opposés « rouge »/« vert »).
Un paradigme est un ensemble de signes virtualisés équivalents dont on actualise l’un dans un syntagme (suite de signes dans le temps). Les feux comportent un seul paradigme de trois signes et un syntagme à trois positions temporelles (et spatiales). Une seule combinaison est permise : « vert » → « jaune » → « rouge » → … Les durées diffèrent (le jaune est plus bref ; rouge/vert varient selon le trafic). La programmation (isolée et en chaîne) pose des enjeux pratiques que la sémiotique permet d’aborder.
3. APPLICATION : COULEURS DE LA LINGERIE FÉMININE
Ayant illustré les notions principales, une application brève (et légèrement grivoise) suffira : le système des couleurs de la lingerie féminine (plus structuré que celui des sous-vêtements masculins). Il s’agit d’indiquer les sèmes (composants du signifié) associés à ces couleurs-signifiants. Nous nous concentrons sur des couleurs à signifiés relativement spécifiques (blanc, chair, rouge…) plutôt que sur des couleurs à signifiés flous (turquoise, émeraude, brun, etc.). Sélection : blanc, chair, rouge, rose, noir.
Le tableau suivant présente, selon nous, les principaux sèmes associables à chaque couleur. Analyse volontairement schématique et perfectible (ex. : le tout-dentelle en blanc n’évoque pas spontanément l’ingénuité juvénile). Le signe plus indique la présence probable du sème ; le point d’interrogation, une possibilité.
Sèmes associés aux couleurs de la lingerie féminine
| SIGNIFIANT | blanc | chair | rouge | rose | noir | |
|---|---|---|---|---|---|---|
| SÉMÈME | ||||||
| /fille/ | + | +? | ||||
| /femme/ | + | + | + | + | ||
| /quotidien/ | + | + | +? | |||
| /sport/ | + | |||||
| /occasion spéciale/ | + | + | + | |||
| /passion/ | + | + | ||||
| /romantique/ | + | + | ||||
| /passé/ringard/ | + | +? | ||||
| /chic/classique/ | + | +? | + | |||
| /ingénuité/ | + | + | ||||
| /assurance sexuelle/ | + | + | ||||
| autres sémèmes | /pureté/ | /provocateur/ | /doux/ /féminin/ |
/mystérieux/ |
4. BIBLIOGRAPHIE
- ECO, U., Le signe, Bruxelles : Labor, 1988.
- EVERAERT-DESMEDT, N., Le processus interprétatif : introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Bruxelles : Pierre Mardaga, 1990.
- KLINKENBERG, J.-M., Précis de sémiotique générale, Bruxelles : De Boeck Université, 2000.
5. EXERCICE
Étant donné les couleurs d’automobile blanc, rouge, noir et gris comme signifiants, trouvez les éléments de sens (sèmes) qui peuvent leur être associés.